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— On lui a appris, Ben, je te jure.

— Il est doué, tu verras, il se goure jamais. Une vraie conscience politique !

Nom de Dieu, c'était pourtant vrai, mes deux crétins de frères avaient initié Julius au sacrilège électoral ! Pendant que je m'échinais à leur apprendre le respect des opinions et les vertus de la diversité, ils en avaient fait le chien le plus sectaire de la capitale !

— Arrête, Julius, bon Dieu !

Julius le Chien n'arrêtait pas. Julius le Chien passait et les candidats baignaient. Certains candidats. Une terreur rétrospective me vrilla la moelle. Et si par la faute de ces petits cons Julius avait compissé Marie-Colbert en plein Crillon ? Mais non, Julius le Chien pratiquait la politique à la française : il s'attaquait aux images pour mieux pactiser avec les personnes. Salopard ! Bonne conscience de quat'sous. Réaliste, hein ? Pauvre clebs…

— Julius, arrête !

Cette fois, c'était plus sérieux. Nous étions arrivés à la maison. Depuis une dizaine de jours, des mains anonymes avaient placardé la figure angélique d'un certain Martin Lejoli sur le mur d'en face. Martin Lejoli nous promettait une France monochrome en brandissant un flambeau tricolore. Jérémy, le Petit et leur bande avaient beau l'affubler de cornes ou de moustaches, lui noircir les incisives ou lui pocher les yeux, orner son front d'une virgule hitlérienne ou transformer son flambeau en pénis inavouable, tous les matins Martin Lejoli renaissait de son martyre, indemne, tricolore et souriant, dans une affiche flambant neuve. Assis sur son gros cul, Julius le Chien regardait Martin dans les yeux. Quand j'ai compris ce qu'il allait faire, c'était trop tard, il le faisait. J'ai tourné les talons, je l'avoue. J'ai renié mon chien et suis rentré chez nous comme un foireux. Lorsque j'eus le courage de lever un coin de rideau, Martin Lejoli fumait, au-dessus d'un flambeau assez pareil au sien, et Julius grattait à la porte pour entrer à son tour.

Ces insanités m'avaient achevé. J'étais de très mauvais poil. Moi vivant, Thérèse n'épouserait pas ce Marie-Colbert, point final !

— Tu paries ? m'a demandé Julie.

J'ai parié, j'ai perdu.

Thérèse a démoli mes arguments un par un. À commencer par les plus conventionnels. Cela s'est passé à table. Dans le silence tribal. Ci-joint le dialogue :

MOI : Thérèse, tu as confiance en moi ?

ELLE : Je n'ai confiance qu'en toi, Benjamin.

MOI : Ton Marie-Colbert, je ne le sens pas.

ELLE : C'est à moi de le sentir.

MOI : Tu ne sais rien de lui, Thérèse.

ELLE : Sa famille est dans les livres d'histoire depuis le XVIIe siècle.

MOI : Aujourd'hui la politique n'est plus un métier sûr !

ELLE : Cite-moi un seul métier sûr, aujourd'hui.

MOI : Enfin, Thérèse, tu l'as regardé ? C'est pas notre milieu, quoi !

ELLE : Mon milieu, c'est la vie.

MOI : Distribuer des petits-fours dans un tailleur Chanel, c'est ça, la vie ?

ELLE : Ni plus ni moins que se taper la vaisselle en robe de chambre.

MOI : Ce type est un gommeux, Thérèse, il nous méprise, il n'a jamais dépassé la Bastille avant de venir dîner à la maison.

ELLE : Tu descends souvent jusqu'à la Concorde, Benjamin ?

MOI : Il y a un pendu dans sa famille !

ELLE : Son frère ne se serait pas pendu s'il t'avait connu, j'en ai la certitude.

MOI : Thérèse de Roberval… sincèrement, tu trouves que c'est un nom pour toi, Thérèse de Roberval ?

ELLE : Ton propre fils s'appelle Monsieur Malaussène Malaussène. J'étais contre, rappelle-toi.

MOI : Thérèse, crois-moi, je n'ai rien contre lui mais ce type ne me dit rien qui vaille. Il est raide comme un décret !

ELLE : Et moi toute en angles, on est fait pour s'entendre.

MOI : Dans cinq ans, tu divorces !

ELLE : Cinq ans de bonheur ? Je n'en espérais pas tant.

La méthode bourgeoise ne donnant rien, j'ai essayé d'attirer Thérèse sur son propre terrain.

— Bon, ma chérie, calmons-nous.

— Je suis calme.

— Le mariage est une chose sérieuse.

— D'accord sur ce point.

— As-tu pris tes précautions ?

— Des précautions ?

— Est-ce que tu as étudié son thème astral, au moins ? Et le tien ? Et le vôtre ? Est-ce que tu t'es préoccupée de votre avenir commun ?

— L'astrologie ne sert pas à ça, Benjamin.

— Non ?

— L'astrologie sert à se soucier des autres, pas de soi.

— Ne m'emmerde pas avec des questions de déontologie !

— Ce n'est pas une question de déontologie. Le voile d'amour rend aveugle, voilà tout. Si je voulais nous tirer les cartes, je ne le pourrais tout simplement pas. L'amour ne se prédit pas, il se construit. Regarde Julie et toi…

— Laisse Julie de côté, tu veux ?

(D'autant que Julie était en train de gagner son pari.) J'ai décidé de laisser choir la diplomatie pour frapper un grand coup :

— Thérèse, Marie-Colbert nous interdit d'assister à votre mariage, il te l'a dit ?

— Et alors ? Puisque tu es contre. Il te rend plutôt service, non ?

Je jure qu'il n'y avait pas plus d'une demi-seconde entre mes questions et ses réponses. Finalement, j'ai lâché le morceau :

—  Écoute, Thérèse, j'ai bien observé Marie-Colbert cet après-midi, je ne voulais pas te le dire mais je suis ressorti de là avec la conviction qu'il veut exploiter ton don pour sa carrière personnelle, un point c'est tout. C'est un homme de pouvoir, il t'épouse par politique !

— Tu veux dire qu'il ne m'aimerait pas pour moi-même ?

— Exact. C'est la voyante qui l'intéresse.

—  Ça au moins, c'est facile à vérifier.

Elle a prononcé cette phrase avec un sourire si paisible que j'en ai retrouvé tout mon courage.

— J'aurai perdu mon don le lendemain de ma nuit de noces, ajouta-t-elle. S'il me répudie, c'est qu'il voulait épouser une voyante.

Il nous a fallu un certain temps pour assimiler toutes les informations contenues dans ces quelques mots.

Ce fut Jérémy qui craqua le premier :

— Tu veux dire que quand tu ne seras plus… tu ne…

— Exactement.

— Parce que vous n'avez pas encore… il ne t'a pas…

— Sautée ? Baisée ? Tronchée ? Tirée ? Niquée ? Fourrée ? demanda Thérèse en puisant dans le lexique de Jérémy. Non. J'ai décidé d'arriver vierge au mariage. Une petite pointe d'originalité dans notre vie familiale…

— C'est à maman que tu fais allusion ?

— Maman est maman. Moi, je suis moi.

Et la soirée a tourné au vinaigre, Jérémy prenant violemment le parti de maman, que Thérèse se défendait d'attaquer, jusqu'à ce que tout le monde foute le camp et que les portes claquent, comme dans les familles les mieux structurées.

III

Où il est dit que l'amour

est bien ce qu'on en dit

5

J'ai tout fait, j'ai vraiment tout fait pour empêcher ce mariage. J'ai d'abord viré Théo qui prenait outrageusement le parti de Thérèse. Il venait de tomber raide amoureux d'un courtier en Bourse et prônait la passion comme notre dernière valeur refuge. Avec la logique qui était la sienne, il me sortait des arguments qui m'auraient plu en d'autres circonstances :

— Laisse Thérèse épouser ce type, Ben, si tu savais comme Hervé et moi aimerions faire un enfant !