— Tu veux me rendre un service, Théo ?
— Tout ce que tu voudras.
— Rentre chez toi et ne reviens que quand j'aurai réglé cette affaire.
— Benjamin, je me sens bien avec vous. Hervé a été muté à Tokyo et je n'ai pas les moyens de passer mes soirées au téléphone.
— On se cotisera.
Suite de quoi je me suis occupé de Jérémy qui ne voyait en moi qu'une autorité obtuse opposée à un mariage d'amour, « comme les vieux cons dans Molière », précisa-t-il.
— Jérémy, rappelle-moi quand je t'ai foutu ta dernière raclée.
Pendant qu'il fouillait sa mémoire, je me suis fait explicite :
— Interviens une fois encore dans cette affaire et je t'en file une qui te laissera sur le carreau. C'est clair ? Ah ! tant que j'y suis, arrête de faire le con avec l'affiche de Martin Lejoli, ou les gros bras qui la recollent toutes les nuits t'achèveront à coups de talons.
Théo et Jérémy expédiés, j'ai consulté les amis un par un, comme un vrai chef de parti en période de ravalement. Ça n'a rien donné. Même le vieux Semelle ne voyait pas comment empêcher la chose.
— On ne peut rien contre le mariage, Benjamin. Prends ma femme et moi, par exemple. Nos familles étaient contre. Elles n'avaient pas tort, je l'ai battue toute sa vie et elle a bu mon fonds de commerce. Quand sa cirrhose m'a laissé veuf, j'avais même pas de quoi payer ses funérailles, tu te souviens ? Si vous n'aviez pas été là, c'était la fosse commune. Eh bien je la regrette… Enfin, c'est pas tellement elle que je regrette, corrigea-t-il, c'est le mariage.
Julie, qui s'était offert un tour du monde de l'amour avant de me rencontrer, ne pouvait qu'être de bon conseil. Je lui ai demandé ce qu'elle pensait sincèrement de Marie-Colbert. Son opinion de femme. Elle a répondu :
— Capote.
— Pardon ?
— Il a un teint d'hygiéniste et des doigts de gynécologue. Il baise avec une capote anglaise. Sida ou pas, je veux dire. Ce genre de type a toujours baisé coiffé.
— Je croyais que les vrais politiques étaient priapiques, des queutards de compétition.
— Ça n'en fait pas nécessairement de bons amants et toujours des maris dégueulasses.
— Julie, comment je peux empêcher ça ?
— A priori, tu ne peux pas.
— Et a posteriori ? Après examen complet du bonhomme ?
L'idée m'est venue en posant la question. Il fallait enquêter sur Marie-Colbert de Roberval. Je voulais tout savoir de ce type, sa carrière, sa famille, sa généalogie, son cerveau reptilien, tout.
— Si Thérèse va au casse-pipe, que ce soit en pleine connaissance de cause !
Julie eut beau me faire valoir qu'en amour la connaissance est une pierre à aiguiser les passions, qu'elle-même m'aurait aimé si on lui avait présenté mon dossier, son œil d'enquêtrice s'était allumé et Marie-Colbert pouvait s'attendre à un fameux scanner.
— N'oublie pas la mort de son frère, Julie. Le suicide est souvent transitif en politique. Je veux savoir si Charles-Henri s'est passé la corde de son plein gré ou si on l'a suspendu.
Avec Hadouch, Mo le Mossi et Simon le Kabyle, j'ai attaqué sur un autre front. Je voulais vérifier l'affaire du domestique cantonais. Était-il vrai que Thérèse eût ramené une Cantonaise de Belleville dans le lit de son mari ? Et que ledit mari ancillarisait chez un ancien ministre ? Et que ledit ministre copinait avec Marie-Colbert ? Était-il vrai au bout du compte que Marie-Colbert avait consulté Thérèse dans sa caravane tchèque ? Si tel était le cas, combien de politiques venaient se faire tirer le Yi-king par ma sœur ? Depuis quand ? Jusqu'où Thérèse s'était-elle engagée sur ce terrain ? Et comment la payaient ces gens-là ?
Hadouch, Mo et Simon enregistrèrent le tout sans prendre de notes. Ils m'écoutaient en se partageant mentalement le boulot. Au moment de lever la séance, Hadouch a juste observé :
— Ma parole, Ben, tu vires mafieux ! On dirait un Corleone de cinoche.
— C'est la faute aux Arabes. À force de me dire que je suis votre frère, vous m'avez donné le sens de la famille.
Je ne perdais pas le contact avec Thérèse pour autant. Elle ne me fuyait pas et nous avions de longues conversations sur l'amour, ses poutres apparentes et ses dépendances.
— Tu l'aimes, tu l'aimes, comment sais-tu que tu l'aimes, Thérèse ?
— Parce que je ne peux pas lire en lui. Je ne vois pas au travers. Je ne vois que lui.
— Le voile d'amour ?
— L'attirance et la confiance, oui.
— Une confiance fondée sur quoi, bon Dieu ?
— Sur l'attirance.
Il lui arrivait même de prendre un air mutin.
— Rappelle-toi comment tu as rencontré Julie, Ben… Une voleuse de pulls. (Du temps où je travaillais au Magasin avec Théo, c'était vrai.) Toi qui nous as toujours interdit la fauche… Ta confiance était fondée sur quoi, tu peux me le dire ? Sur ses mensurations, mon petit frère. Moi non plus je n'en voulais pas de cette belle-sœur, à l'époque, tu te souviens ?
Je m'en souvenais très bien. « Comment pouvez-vous dormir à plat ventre avec de si gros seins ? » Les premiers mots de Thérèse à Julie en guise de bienvenue.
— Je m'étais trompée, Benjamin, comme tu es en train de te tromper à propos de Marie-Colbert.
(Marie-Colbert… je ne m'y ferais jamais.)
Conversations d'après-dîner. Thérèse et moi descendions le boulevard de Belleville, nous passions devant le Zèbre, mis en vente depuis tout ce temps mais pas encore vendu, sacré on aurait dit, mais qui finirait par être bradé parce qu'il n'y a rien de sacré justement, pas même cette carcasse de cinéma ou cette grande gigue tout en os qui marche à côté de moi, que les passants saluent comme une apparition familière et qu'un salopard à particule est en train de manipuler en vue de je ne sais quel noir dessein…
— Attention, Benjamin, je sais à quoi tu penses…
Petit rire :
— N'oublie pas que je suis encore vierge.
Puis nous repiquions par la rue de l'Orillon où Jérémy, le Petit et leurs copains jouaient au basket dans un enclos de ferraille qui préfigurait notre Bronx ; d'autres fois nous remontions la rue Ramponneau où le nouveau Belleville, mort-né dans son architecture autiste, fait face à Belleville l'ancien, grouillant de sa vie gueularde, des mamas juives saluant Thérèse, leur cul somptueux débordant de leurs chaises, la remerciant de ce que grâce à elle « ça » s'était arrangé, nous invitant à partager leur thé ou à emporter des pignons et de la menthe pour le faire à la maison : « Allez, ma fille, dis pas non, sur la vie de ma mère c'est un cadeau de mon cœur ! », ou nous grimpions la rue de Belleville jusqu'au métro Pyrénées, longue traversée de la Chine, et là encore reconnaissance éternelle à Thérèse, beignets de crevettes, bouteilles de nuoc-mâm, « Yao buyao fan, Thérèse ? (Tu veux du riz, Thérèse ?) tsi ! tsi ! emborte, tsa me fait blaidsir ! », et galettes turques chez les Turcs et la bouteille de raki en prime, nous nous promenions avec un grand cabas, Thérèse ne refusait rien, c'était sa façon de se laisser payer par le quartier, un curé à l'ancienne nourri à la volaille de l'absolution…
— Je vais tous les inviter, m'annonça-t-elle un soir.
— Les inviter ?
— À mon mariage. Tous mes clients. Ça fera plaisir à Marie-Colbert.
— Tu crois ?
— J'en suis certaine.
Le Tout-Belleville envahissant Saint-Philippe-du-Roule pour y remplacer la famille Malaussène tricarde, personnellement je ne demandais pas mieux, mais Marie-Colbert…
— Tu te trompes, Benjamin, je sais sur Marie-Colbert quelques petites choses que tu ignores…