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Réellement, j'en ai assez... — a soupiré la jeune femme baissant le ton de sa voix.

Démontrant l'assurance des liens affectifs qui le retenait déjà à l'esprit de son interlocutrice, Opilius a ajouté, déterminé :

Et même si Varrus changeait d'avis, il n'arriverait pas à modifier notre position. Nous appartenons l'un à l'autre. Depuis six mois tu es mienne et quelle différence cela fait-il ?

Sarcastique, il fit observer :

Ton mari par hasard dispute-t-il l'affection de son épouse ? Il est bien trop intéressé par le royaume des anges... Sincèrement, je ne peux admettre qu'il soit à la hauteur de tes attentes. Par Jupiter ! Tous ceux que je connais et qui se sont rendus à la mystification nazaréenne, se sont éloignés de la vie. Varrus te parlera du paradis des juifs plein de patriarches immondes, plutôt que de te parler de nos jeux, et je te garantis que si tu désires une excursion joyeuse, rien de plus naturel pour ton goût féminin, il te conduira sans aucun doute à quelque cimetière isolé exigeant que tu te réjouisses d'être entourée d'os putréfiés...

Un éclat de rire ironique a terminé sa phrase, mais remarquant probablement quelque geste inattendu de la part de sa cousine, il a continué :

De plus, tu ne peux oublier que ton mari n'est que mon client6. Il a tout et rien à la fois. Mais, par Sérapis, je ne lui connais pas de qualités qui justifieraient des faveurs. Tu sais que je t'aime, Cintia ! Tu n'ignores pas que je t'ai désirée en silence dès le premier instant où je t'ai reconnue, jeune et belle. Jamais, je n'aurais préféré Héliodore si les services de César ne m'avaient pas retenu si longtemps en Achaïe ! Quand je t'ai retrouvée, fiancée de Varrus, j'ai senti une tourmente envahir mon cœur. J'ai tout fait pour ton bonheur. Je me suis incliné devant l'affection que ma femme te consacrait, je t'ai entourée d'attention, je t'ai offert une résidence digne de tes dons pour que jamais tu ne sois confondue avec les femmes dans le besoin et que la privation t'amène à une vieillesse précoce et, pour toi, j'ai même supporté ce mari qui t'accompagne, incapable de comprendre ton cœur ! Que feras-tu de moi, maintenant, veuf et triste comme je le suis ? Après t'avoir retrouvée, je n'ai plus jamais donné à Héliodore d'autres sentiments qu'une estime respectueuse dont elle était créancière pour sa vertu irréprochable. Nos esclaves savent que je t'appartiens. Mécène, mon vieux serviteur, est venu me rapporter que des employés croyaient que j'avais empoisonné Héliodore pour que tu prennes sa place ! Et, en vérité, quelle mère plus honorable et affectueuse pourrais-je trouver pour mes enfants ? Décide-toi, donc. Un mot de toi suffira.

(6) Personne pauvre dans la Rome antique qui dépendait des faveurs d'un ami riche. (Note de l'auteur spirituel)

Et mon mari ? — a demandé Cintia, une indicible crainte dans la voix.

Il y eut un silence expressif pendant lequel Veturius semblait réfléchir, puis il s'exprima en ces termes :

Je prétends offrir à ton mari le remboursement de toutes ses dettes. En outre, je peux le soutenir dans d'autres domaines de la vie impériale. Loin de nous, il pourrait s'adonner à ses idéaux. J'ai peur pour lui. Les autorités ne pardonnent pas. Parmi ceux dont nous partageons l'intimité, plusieurs ont été fait prisonniers et sont punis, voire morts. Aulus Macrin et ses deux fils ont été incarcérés. Claudia Sextine malgré toutes ses vénérables qualités a été retrouvée assassinée dans sa demeure. Sofronius Calvus a vu ses biens confisqués et a été lapidé en plein forum. Ton mari pourrait laisser libre cours à ses sentiments où il veut, sauf ici.

Mais qu'en serait-il de Tatien, si nous trouvions un accord ?

Voyons, voyons — avança son interlocuteur en homme habitué à ne pas fléchir devant les obstacles —, mes enfants ont l'âge du tien. Il grandira auprès d'Hélène et de Galba dans les meilleures conditions. De plus, nous ne pouvons oublier que mon exploitation agricole, à Lyon, a besoin de quelqu'un. Alésius et Pontimiane, mes administrateurs, réclament toujours la présence de l'un de nos proches. Dans quelques années, le petit Tatien pourrait partir en Gaules et assumer dans notre propriété la position de son choix. Il reviendrait à Rome autant qu'il le désirait et développerait sa personnalité dans un environnement différent, loin de l'influence paternelle...

À ce moment de la conversation, Varrus n'en put supporter davantage.

Sentant un volcan d'angoisses étouffer sa poitrine, il s'est traîné dans le couloir en direction de la chambre où son fils reposait, près de Cirila, la jeune esclave qui tenait compagnie à Cintia.

Il s'est agenouillé devant le berceau décoré et écoutant la respiration étouffée de son garçon, il a donné libre cours à son émotion.

Tel un homme qui se voyait d'un seul coup jeté au fond d'un abîme sans réussir à sentir la terre ferme où se retenir, il ne put pendant quelques secondes coordonner ses pensées.

Il fit appel à la prière afin de se calmer et finalement se mit à réfléchir...

Tout en dévisageant le doux visage de son enfant à travers l'épais voile de larmes qui affluait à ses yeux, il s'est demandé — où irait-il ? Comment résoudre le délicat problème posé par sa femme ?

Il ne méconnaissait pas la cruauté d'Opilius. Il le savait détenteur des attentions de César, et d'après la rumeur populaire, il avait sollicité l'appui de l'empereur pour faire assassiner Geta dont il avait reçu un énorme patrimoine de terres dans la lointaine Gaule. En cet instant, il ne doutait pas non plus que ce fut lui qui avait facilité le décès de sa femme dévouée qu'était Héliodore, pris de passion pour Cintia.

Tout en considérant la situation vexatoire dans laquelle il se trouvait précipité, il ressentit le besoin de répondre à l'offense.

Mais l'inoubliable visage du Christ frappa son imagination surexcitée...

Comment harmoniser la vengeance avec les enseignements de la Bonne Nouvelle, qu'il diffusait lui-même lors de ses voyages ? Comment pouvait-il souligner le caractère impérieux du pardon aux autres, sans excuser les imperfections de ses proches ? Le Maître, dont il s'était placé sous tutelle, avait oublié les coups de tous ses offenseurs, acceptant même la croix... Il avait vu tant d'amis emprisonnés et persécutés au nom du Céleste Bienfaiteur. Tous faisaient preuve de courage, de sérénité, de confiance... Il connaissait le dévoué prêcheur de l'Évangile sur la voie Salaria, Hostilius Fulvius dont les deux enfants avaient été assassinés sous les pattes de deux chevaux jetés intentionnellement sur eux par un tribun ivre. Lui- même, Varrus, avait aidé à rassembler les restes des innocents et avait vu ce père agenouillé, prier en pleurant, remerciant le Seigneur des souffrances dont lui et sa famille étaient cruellement éprouvés.

L'affliction de cette heure, ne serait-ce pas la main de Dieu qui exigeait de sa part le témoignage de la foi ? Ne vaudrait-il pas mieux périr dans l'amphithéâtre et voir Tatien dévoré par les bêtes féroces que de se vouer tous deux à la honte de la mort morale ?