Et il se demandait dans sa douleur silencieuse : — Comment Jésus se serait-il comporté s'il avait été père ? Aurait-il livré son enfant sans défense aux terribles loups de la jungle sociale sans la moindre réaction ?
Il ne se croyait pas en droit d'exiger quoi que ce soit pour lui car il considérait sa position comme étant celle du plus commun des mortels, tel un pécheur ayant un besoin évident de devenir vertueux.
Il ne pouvait astreindre sa femme à se vouer à la cause même si la perdre lui serait une immense douleur.
Et pourtant et le petit ? Serait-il juste de le laisser à la merci du crime ?
— Oh ! Dieu ! — pleurait-il intérieurement — comment lutter avec un homme puissant quand Opilius Veturius pouvait changer les décisions de César lui-même ? Que sa femme aimée le suivit, était une blessure que l'éponge du temps absorberait certainement au fond de son âme, mais comment se séparer de son fils qui était sa raison de vivre ?
Il s'est levé machinalement, a pris son garçon endormi dans les couvertures et a ressenti la tentation de fuir.
Ne serait-ce pas, cependant, une inexcusable témérité que d'exposer cet enfant aux risques encourus ? Et quelle serait la posture de sa compagne, le lendemain, dans le cercle de la vie sociale ?
Cintia n'avait-elle pas pensé à lui, ce père affectueux et ami qu'il était, niais pourrait-il, lui disciple des enseignements de Jésus, la vouer au dédain d'elle-même ou à la déconsidération publique ?
Comme s'il était soutenu par une étrange force invisible, il remit l'enfant dans son lit, et après l'avoir embrassé tendrement, il est longuement resté penché sur lui et se mit à pleurer humblement, versant de copieuses larmes, comme s'il vidait la fierté ardente de son cœur sur la précieuse fleur de sa vie.
Peu après, s'assurant que la conversation continuait dans l'intimité de sa chambre, il est retourné sur la voie publique, cherchant une bouffée d'air pur pour son corps languissant...
Il s'est arrêté au bord du Tibre revoyant en mémoire les souffrances de tous les opprimés de ces eaux mystérieuses et tranquilles qui devaient occulter les gémissements d'innombrables martyrs victimes d'injustice sur terre. Le mutisme du vieux fleuve n'était-il pas une source d'inspiration pour son âme agitée ?
Les rares passants et les quelques voitures retardataires ne remarquaient pas sa présence.
Partageant son regard entre le firmament scintillant et les eaux tranquilles, il s'est plongé dans de profondes réflexions que personne n'aurait pu sonder...
À l'aube, il est retourné chez lui, apathique et désorienté, et s'enferma dans l'une des pièces où il s'est livré à un sommeil lourd et sans rêves d'où il fut arraché, alors que le soleil brillait, par les cris des esclaves qui transportaient du matériel sur les constructions toutes proches.
Varrus Quint a procédé à sa toilette matinale et s'en fut voir Cirila et son enfant, il caressa son fils gravement et affectueusement alors que la jeune servante lui annonçait que son épouse s'était absentée en compagnie d'amies pour une cérémonie religieuse au Palatin.
Contrarié, il s'est éloigné de la résidence en direction de la voie Ostie. Il désirait s'entretenir avec quelqu'un qui pourrait lénifier sa profonde douleur et, se rappelant de la noble figure de Corvinus, il était décidé à le prendre pour confident de toutes les peines qui lui assénaient le cœur.
Reçu par Lysippe, celui-ci l'informa que le bon vieillard s'était absenté pour s'occuper de plusieurs patients, soulignant néanmoins qu'il serait de retour dans la soirée à la voie Ardeatina.
Mais son hôte observa une telle pâleur sur le visage de son visiteur inattendu qu'il l'invita à s'asseoir et à se servir un bouillon réconfortant.
Varrus accepta ressentant un grand soulagement spirituel. La paix de la modeste enceinte semblait calmer son esprit enflammé.
Devinant que des tourments moraux l'assaillaient, le petit vieux déposa près de lui quelques pages contenant des paroles consolatrices relatant l'héroïsme des martyrs, essayant par là de soulager ses ulcères invisibles.
Docile, le jeune homme l'écouta. Il lut de longs extraits et prétextant se sentir très affaibli, il est resté là près de Lysippe et s'est attardé jusqu'à ce que tous deux se dirigent vers les sépultures dans la voiture d'un vieil ami.
Il faisait nuit quand ils sont arrivés aux tombes.
Ils ont passé la porte qu'un compagnon surveillait avec vigilance et ont parcouru de longues galeries avec de nombreux autres frères qui suivaient, conduits par des torches, échangeant des propos couronnés d'espoir.
Les cimetières chrétiens dans Rome étaient des lieux irradiant une grande joie. Inquiets et découragés dans leurs relations au quotidien étant donné les difficultés infinies qu'ils avaient à se communiquer entre eux, on pouvait dire que là, au foyer des défunts que les traditions patriciennes respectaient habituellement, les partisans du Christ trouvaient enfin un climat favorable à la communion dont ils étaient assoiffés. Là, ils pouvaient s'embrasser avec une indicible tendresse fraternelle, ils chantaient avec jubilation et priaient avec ferveur...
Le christianisme d'alors ne se limitait pas aux rites sacerdotaux. C'était un fleuve de lumière et de foi qui se déversait baignant les âmes, rassemblant les cœurs sur ce cheminement divin vers un idéal supérieur. Les larmes versées lors des supplices des compagnons sacrifiés n'étaient pas des gouttes de fiel incendié mais des perles d'amour et de reconnaissance.
De-ci, de-là, des sépultures rosés et blanches exhibaient des paroles aimantes qui ne passaient pas une idée sombre de la mort. La bonté de Dieu et la vie éternelle uniquement méritaient d'être exaltées.
Cherchant un soutien moral, désireux qu'il était de trouver une plus grande force intérieure, Varrus relisait avec avidité les paroles qui lui étaient familières.
Juste là, quelqu'un avait inscrit ses compliments révélant une affectueuse amitié : — «Festus, que Jésus te bénisse ». Plus loin, un père dévoué avait fait graver ces quelques mots : — «Glaucia, ma chère fille, nous sommes ensemble ». Ailleurs, brillait cette inscription «Crescenù'us vit », ou encore une autre illuminée, « Popéia est glorifiée ».
Jamais Varrus n'avait ressenti une telle paix au milieu des tombes. Se sentant expulsé de son propre foyer, il avait l'impression maintenant que la foule anonyme de ces compagnons était sa propre famille. Il s'arrêtait sur ces visages inconnus avec plus d'affection et d'intérêt et se disait même que dans ce groupe de créatures qui anxieusement venait chercher les enseignements du Seigneur, il existait peut-être des drames plus pénibles que le sien et des plaies plus profondes qui saignaient ces cœurs. Il soutenait Usipus d'un bras robuste comme s'il avait retrouvé la joie d'être utile à quelqu'un et, par les regards heureux qu'ils échangeaient entre eux, ils semblaient tous deux remercier l'influence de Jésus qui accordait à ce vieillard affectueux la grâce d'être soutenu par un fils et au jeune homme malchanceux le bonheur de trouver un père qu'il pouvait servir.
Dans la grande enceinte illuminée, des hymnes de joie ont précédé les paroles du prédicateur qui, du haut de sa tribune, a parlé avec une indescriptible beauté du Règne de Dieu, exaltant le besoin de patience et d'espoir.
Quand il eut fini son émouvante allocution, Lysippe et Varrus se sont approchés pour le reconduire chez lui.
Au-delà des tombes, une voiture les attendait, ponctuelle.
Et c'est dans l'intimité domestique qu'à ces deux vieillards qui l'écoutaient, surpris, que le jeune homme patricien, avec émotion, a fait le récit de ce dont il souffrait dans le cadre de sa vie privée suppliant Corvinus un baume à ses douleurs qui opprimaient son cœur.