L'exode de la population avait été lent mais progressif. Différents villages et exploitations agricoles se formaient autour de la ville en décadence.
Dans l'un de ses bourgs minuscules, Apollodore avait bâti son nid domestique.
Hélène fut reçue avec beaucoup de respect et d'estime. Toujours soutenue par Anaclette, elle engagea à son service une vielle esclave nubienne, Balbine, à qui elle promettait la liberté et le retour à sa patrie dès qu'elle ne serait plus soumise à son traitement. Et, malgré les protestations affectueuses de son hôte, elle loua une villa confortable en pleine campagne, alléguant son besoin d'air pur et de repos absolu.
Les jours passaient les uns après les autres.
Prise de dégoût et de désespoir, la jeune femme patricienne décida de tenter certaines méthodes pour échapper à sa situation.
Subtilement, elle réussit à faire parler Balbine qui lui donna quelques informations sur les herbes qu'elle prétendait appliquer.
La servante, sans percevoir ses intentions, mais dotée d'expérience lui a donné les renseignements dont elle disposait. Et Hélène en personne, sans rien dire à sa gouvernante, a préparé le breuvage une certaine nuit puis s'est mise au lit pour le boire avant de s'endormir.
Elle déposa le gobelet sur un meuble à portée de main et se mit à réfléchir quelques instants. Elle s'est alors plongée dans une profonde introspection et quand elle s'est efforcée mentalement de prendre le verre argenté et d'en boire le contenu, elle s'est sentie prise d'une étrange torpeur. Bien que consciente, mais comme si elle rêvait éveillée, elle vit Émilien pâle et abattu auprès d'elle.
Il tenait sa main droite sur son thorax blessé comme dans la vision d'Orosius et lui adressant la parole, il lui a parlé, attristé :
Hélène, pardonne-moi et aie pitié !... La violente séparation de mon corps fut une terrible épreuve. Ne me blâme pas ! Je donnerais tout pour rester et t'épouser, mais que pouvons-nous faire quand les cieux se prononcent contre nos désirs ? Peux-tu imaginer le martyre d'un homme mené outre-tombe sans pouvoir soutenir la femme qu'il aime ?
La jeune femme, provisoirement coupée de son corps physique, l'écoutait, atterrée... Si elle l'avait pu, elle se serait enfuie sans attendre. Émilien était à peine l'ombre du désirable athlète qu'elle avait connu. Il ressemblait à un fantôme que la mort avait habillé de douleur. Seuls ses yeux vivants et fascinants étaient les mêmes. Elle voulut reculer et se cacher, cependant, elle se sentait comme plombée au sol et retenue à son amant par des liens impondérables.
Montrant son intention de la tranquilliser, le jeune défunt s'est approché avec plus d'affection et lui a dit :
Ne crains rien. La mort est une illusion. Un jour, toi aussi tu seras ici, comme tous les mortels... Je sais combien l'horizon te semble orageux. Presque une enfant et tu as été surprise par de pénibles problèmes de cœur... Néanmoins, il vaut mieux toujours connaître la vérité le plus tôt possible...
Au fond, la jeune fille désirait savoir pourquoi il revenait du monde des ombres la faire souffrir.
N'avait-elle pas déjà suffisamment de sujets d'impatience ?
Et tout en pensant que son amant était exempté de tous devoirs moraux, malgré elle sa conscience parlait plus fort et elle se demandait : — Pourquoi Émilien insiste-t-il tant à vouloir m'accompagner alors qu'au fond il est libre ? N'a-t-il pas quitté la terre pour le royaume de la paix ?
Laissant comprendre qu'il saisissait ses paroles non prononcées, le visiteur inattendu lui a répondu :
Ne crois pas que la tombe soit un passage direct vers le domicile des dieux... Nous vivons loin de la lumière quand nous ne pensons pas à l'allumer dans notre propre cœur. Au- delà de la chair où notre âme s'agite, nous sommes confrontés à nous-mêmes. Les pensées que nous nourrissons sont des toiles obscures qui nous retiennent dans l'ombre ou nous poussent en avant vers les chemins de la sublime splendeur... Ceux que nous laissons en arrière retardent nos pas ou favorisent notre avancement conformément aux sentiments que notre mémoire leur inspire. Ne pense pas que l'impunité soit dans les tribunaux de la justice divine!... Inévitablement, nous recevons selon nos œuvre...
À cet instant de cette singulière entrevue, Hélène s'est souvenue plus clairement de l'énigme qui la déchirait...
Serait-ce que Secondin aurait quitté la tombe pour lui rappeler les obligations dont elle prétendait se dégager ?!
Une soudaine affliction est apparue à son âme inquiète.
Comment se décharger de ce fardeau d'angoisses ?
Elle se trouvait entre l'Esprit d'Émilien qui lui rappelait un bonheur qui ne lui sourirait plus sur terre, et un enfant intrus qui menaçait son existence.
Au fond, elle voulait être mère et développer dans son propre cœur le potentiel de tendresse qui explosait dans sa poitrine, mais pas dans les circonstances dans lesquelles elle se trouvait.
Jamais, elle n'avait ressenti une aussi grande flagellation morale.
Des larmes ardentes brûlaient ses yeux.
Elle s'est agenouillée, désespérée, elle s'est écriée :
Comment peux-tu me demander de la compassion quand je suis si malheureuse ? Comprendrais-tu par hasard les tourments d'une femme sous le coup d'engagements qui ternissent sa dignité personnelle ? Sais-tu ce que cela signifie que d'attendre un événement déshonorable sans le soutien de la sécurité et toute l'affection promise ? Ah!... les défunts ne peuvent pénétrer le malheur des êtres vivants, parce que s'il en était ainsi, tu m'emmènerais aussi... La compagnie des êtres infernaux doit être bénigne comparée au contact des hommes cruels !...
Le messager défiguré lui a caressé sa chevelure soyeuse et lui fit observer
Ne blasphème pas ! Je viens pour te supplier d'avoir du courage... Ne méprise pas la couronne de la maternité. Si tu acceptes cette épreuve difficile te soumettant aux desseins divins, nous ne serons pas séparés. Ensemble, en esprit, nous continuerons en quête de la joie immortelle... Supporte avec sérénité les coups du destin qui nous blessent aujourd'hui. Ne dédaigne pas le fruit de notre amour... Parfois, dans les bras tendres d'un enfant, nous trouvons la force de nous régénérer et de nous sauver... En conséquence, ne refuse pas la détermination des deux ! Garde avec toi la fleur qui s'ouvre entre nous. Le parfum de ses pétales alimentera notre communion... Et nous réunira un jour à nouveau dans les sphères de la beauté et de la lumière!...
La jeune fille voulut prolonger l'entretien de cette heure inoubliable, néanmoins, peut- être parce qu'il développait sa sensibilité en état de déséquilibre, la figure d'Émilien fusionna comme dans une brume blanchâtre, s'éloignant... s'éloignant...
Elle l'appela, à voix haute, mais ce fut en vain.
Gesticulant dans son lit, elle s'est éveillée en criant, éperdue :
Émilien !... Émilien !...
Involontairement, l'un de ses bras agités a renversé le gobelet tout proche, répandant son contenu.
La tisane criminelle était perdue.
Hélène a séché ses copieuses larmes et parce qu'elle n'arrivait plus à dormir, elle s'est levée et elle est allée chercher l'air frais de l'aube sur une terrasse voisine.
La vision du firmament étoile semblait soulager son profond tourment et la douce brise qui venait de la mer a essuyé ses yeux humides, calmant son cœur.
Plus réservée et plus abattue, elle a attendu résignée que l'œuvre du temps se fasse.
Anaclette, son amie loyale, avait obtenu lors de discrètes conversations réitérées et prétendument sans importance avec Balbine, toutes les informations indispensables à l'assistance qu'elle devait lui prêter et, après de longues semaines pendant lesquelles Hélène est restée alitée, la jeune femme patricienne a donné la lumière à une minuscule petite fille.
Assistée exclusivement d'Anaclette qui s'est révélée pour sa protégée une véritable mère, Hélène a regardé sa fille, le cœur pris d'angoisses incontrôlables.