Extrêmement humilié, l'ami des pauvres a été soumis à des interrogatoires officiels lors desquels il s'est comporté avec une admirable dignité.
Varrus ne s'est plaint de rien.
Il a expliqué que ce fut dans la meilleure des intentions qu'il s'était rendu à la résidence de Veturius et que par inadvertance l'un des enfants avait été attaqué par un chien sauvage, lâché il ne savait comment.
De sorte que personne ne pouvait être accusé.
Les insultes, venant de Romains sarcastiques, n'ont pas manqué mais il les a supportées avec humilité et héroïsme.
Toutefois lorsque son emprisonnement se fit imminent, Artémius Cimbrus, un patricien doté d'une grande fortune et d'une grande générosité, défendit sa cause, s'utilisant de privilèges et de moyens pour lui épargner l'incarcération. Ayant recours à de hautes personnalités politiques proches du propréteur en fonction, il réussit à suspendre temporairement son internement en faisant repousser le procès à une décision ultérieure ; mais le joyeux foyer des garçons dut disparaître.
Les enfants furent rapidement répartis chez plusieurs frères qui les ont reçus avec
amour.
Considéré par les autorités comme étant indigne d'éduquer de petits enfants, le compagnon des souffrants eut l'impression que son cœur se brisait quand le dernier bambin l'a embrassé en pleurant pour lui faire ses adieux.
Varrus Quint, un modèle d'enthousiasme et un exemple vivant de la foi malgré la force spirituelle dont il avait toujours témoigné, a cédé à la torture qui précède le découragement.
Entre la passion pour son fils inaccessible et l'amour pour les enfants dont il était irrémédiablement dépouillé, il était souvent au bord des larmes.
À plusieurs reprises, au milieu de la nuit, il s'imaginait devant la riche exploitation de Veturius, essayant d'entrevoir le visage de Tatien par l'angle d'une fenêtre illuminée et très souvent à temps perdu, il cherchait ici ou là dans une maison particulière à apercevoir l'un ou l'autre de ces enfants chers à son cœur.
Il étudiait intensément, essayant de fuir ses propres pensées lors de longues nuits de veille qui finissaient par une extrême fatigue. Il se nourrissait à peine, s'investissant dans des travaux demandant beaucoup de sacrifices pour les malades, craignant peut-être de se retrouver plongé dans l'amertume d'où il s'enfoncerait fatalement dans le découragement.
Malgré les avertissements de ses supérieurs et de ses amis, il persévéra dans son excessive activité jusqu'à ce qu'il fut alité sous l'emprise d'une invincible fatigue. Une forte fièvre le rongeait lentement, le poussant à osciller entre la vie et la mort.
Finalement, grâce à l'affection et au dévouement de ses compagnons, il a vaincu cet inquiétant déséquilibre, mais apathique et abattu, il est resté dans l'enceinte de son humble chambre, sans avoir le courage de se lever.
Une nuit, caressé par le vent frais qui soufflait en murmurant doucement, il se souvint du vieux Corvinus avec une plus grande intensité...
Le clair de lune et l'atmosphère pure, la petite chambre et la solitude le poussaient à penser au passé.
Il regrettait beaucoup l'apôtre dont il avait pris la place à l'heure de la funeste étreinte de la mort...
Il avait épousé la mission évangélique avec une extrême ferveur.
Il avait donné à l'église ses plus beaux rêves et renoncé à tous les plaisirs du commun des mortels pour favoriser en lui l'œuvre de la spiritualisation. Il avait cherché à oublier ce qu'il était pour se transformer en un frère pour tous. Il avait partagé son temps entre l'enrichissement de la vie intérieure et le service constant, mais gardait un esprit assoiffé d'amour.
Serait-ce un crime que de vouloir se rapprocher de son fils pour se consacrer à lui ? Le désir d'être également chéri serait-il répréhensible ?
En tant qu'homme, il avait voulu comprendre sa femme et avait honoré, en son for intérieur, le choix qu'elle avait fait. Cinù'a pouvait suivre son chemin comme bon lui semblait. Elle était libre et pour cela, sa femme n'avait pas de place dans ses pensées, cependant, le souvenir de Tatien flagellait son cœur. Ce désir ardent de l'aider s'était converti dans son âme en une idée fixe. Vraiment, elle était devenue agressive et cruelle. Jamais il n'oublierait sa révolte en entendant le nom de Jésus prononcé sur les tendres lèvres de Silvain. Mais — il se disait que —, le jeune homme était le fruit d'une fausse éducation chez Opilius. L'homme qui l'avait condamné à sa mort physique, avait condamné son fils à la mort morale.
Serait-il bien avisé de ne rien faire pour son garçon alors qu'il commençait à peine sa vie ? Serait-ce un acte coupable pour un père que de se dévouer à son propre fils dans la meilleure des intentions ?
Se souvenant cependant de la grandeur de l'idéal qui le poussait à l'amour de l'humanité, il se demandait pourquoi il aimait tant le jeune homme...
Si l'église était peuplée de garçons et de jeunes gens qui méritaient toute son attention et sa tendresse pourquoi restait-il focalisé sur Tatien avec une telle affection alors qu'il ne méconnaissait pas les infranchissables obstacles qui les séparaient ?
Après de nombreuses années de résignation et d'héroïsme à observer les énigmes de son âme, Varrus Quint se rendait, non aux larmes calmes fruit de la sensibilité émue, mais à des sanglots convulsifs proches du désespoir.
Le courant d'air frais d'une douce brise pénétrait par la fenêtre ouverte comme si elle cherchait à caresser sa tête douloureuse...
Mais, maintenant, il s'éloignait des enchantements de la nature.
Malgré la multitude d'amis qu'il avait à Lyon, il se sentait abandonné, sans personne... La présence de son fils serait probablement la seule force capable de lui rendre un sentiment de plénitude.
La pensée tournée vers le souvenir de Corvinus, il se rappelait ses dernières minutes. Son vénérable ami lui avait parlé en des termes inoubliables de la survie de l'âme. Il l'avait éveillé à la certitude de l'irréalité de la mort. Il avait consolidé sa confiance et l'avait investi d'une foi immortelle.
Ah ! Comme il avait besoin en cet instant d'une parole qui le ravisse du tourbillon des angoisses !
Lui qui enseignait la résistance morale, se sentait maintenant fragile et maladif.
Tel un enfant égaré soupire du désir de retrouver la protection maternelle, il s'est mis à penser à son ami décédé...
Relégué à lui même, dans la solitude de sa chambre, il pleurait la tête penchée sur ses genoux, quand il a remarqué qu'une main légère s'était posée sur son épaule courbée.
Perplexe, il a levé ses yeux gonflés de pleurs, et — Oh ! Surprise merveilleuse ! — l'ancien désincarné était revenu de sa tombe et se trouvait là, devant lui revêtu de lumière... C'était le même apôtre d'autrefois, mais son corps semblait plus diaphane et plus jeune.
Des irradiations d'une clarté saphirine illuminaient son front et s'étendaient comme des jets sublimes jusqu'à son cœur.
Tout en se prosternant devant le messager du ciel, le prêtre a voulu crier le bonheur qui l'envahissait, mais une force insurmontable lui prenait la gorge et le maintenait plombé à son pauvre lit.
Avec un indicible sourire, traduisant toute sa mélancolie et sa nostalgie, son amour et son espoir, l'entité lui a parlé avec affection :
Varrus, mon fils, pourquoi te décourages-tu quand la lutte ne fait que commencer ? Relève-toi pour le travail. Nous avons été appelés pour servir. Divin est l'amour des âmes, lien éternel à nous unir les uns aux autres pour l'immortalité triomphante, mais que serait-il de ce don céleste si nous ne savions pas renoncer ? Le cœur incapable de céder au bénéfice du bonheur de l'autre est une semence sèche qui ne produit pas.