Le prisonnier a regardé Veturius dans les yeux avec une vaillante sérénité et a affirmé sans affectation :
Mais vous, Romains dominateurs, tremblez, alors que vous riez ! Jésus règne au- dessus de César !...
Surmontant la lassitude qui le dominait, Opilius Veturius a agité les bras et s'est exclamé :
Tais-toi ! Pas un mot de plus ! Épipode, le fouet !...
L'homme de main a fait claquer le fouet sur le visage de l'esclave anobli, tandis que Veturius, en quelques mots, concluait l'affaire avec le négociant.
Dioclèsie et les petites furent cédées à un prix dérisoire.
Alors que la pouliche sauvage était équipée, la femme du martyr voulut se lancer dans ses bras, mais quelques compagnes l'ont éloignée avec ses filles dans un coin en retrait.
Rufus allait être attaché à la queue de l'animal qui hennissait, indomptable, quand Berzelius, l'acheteur d'esclaves, s'est approché de lui et lui a glissé à l'oreille :
Ta famille trouvera un foyer chez moi en Aquitaine. Meurs en paix, moi aussi, je suis chrétien.
Pour la première fois, en ce jour de terribles souvenirs, un beau sourire s'est affiché sur le visage du martyr.
Plus tard, quelques femmes miséricordieuses de l'église ont rassemblé ses restes dans un terrain proche.
Rufus s'était émancipé pour servir avec plus d'assurance les desseins du Seigneur.
De la fenêtre de ses appartements où elle était récluse, Cintia a accompagné l'horrible scène. Voyant l'animal se précipiter dans la forêt entraînant sa victime désarmée, elle s'est évanouie de terreur.
Des esclaves de confiance guidés par Hélène angoissée, allaient et venaient apportant leur aide. Tatien en avait oublié les visites et était aux côtés de la patiente, contrarié et abattu.
Deux heures d'attente se sont écoulées lourdes de tristesse.
Après de nombreux massages et plusieurs excitants respires par le nez, elle s'est éveillée, mais à l'étonnement général, elle poussait d'étranges éclats de rire.
Cintia Julia était folle...
Dès lors, la famille Veturius fut marquée par de graves épreuves.
Une année s'est écoulée sans grande nouveauté.
Différentes excursions en Gaules avec la malade en compagnie d'Opilius et de Tatien en quête d'améliorations, furent effectuées en vain. Des oracles et des médecins célèbres ont été consultés sans modification.
Mais bien que le service de surveillance ait été renforcé dans leur demeure, la garde de la patiente était devenue plus difficile.
De temps en temps, elle était retrouvée parlant toute seule, à voix haute, démontrant une évidente aliénation mentale plus accentuée.
Une fois même, après avoir trompé les sentinelles, elle était allée jusqu'à une vieille chaumière où le frère Corvinus secourait les personnes souffrantes.
Varrus Quint priait la main droite posée sur deux enfants paralytiques, quand il a remarqué la présence de son épouse bienaimée qu'il a immédiatement identifiée.
Un sentiment irrépréhensible d'affliction a frappé son cœur.
Cintia n'était plus qu'une ombre.
Son corps décharné portait de nombreuses rides, sa chevelure presque blanche et ses lèvres tordues défiguraient son visage impitoyablement.
Elle l'a fixé au début avec indifférence mais dès que les visites se furent retirées, remarquant qu'il était seul, une expression de foi et de confiance s'est illuminée en elle.
Elle s'est approchée respectueusement de l'apôtre et lui a supplié humblement :
Père Corvinus, depuis longtemps j'entends parler de votre travail. Vous êtes un interprète de Jésus ! Ayez pitié de moi ! Je suis malade et fatiguée de tout.
Et, probablement parce qu'elle avait remarqué la perplexité du bienfaiteur, elle a ajouté précipitamment :
Vous ne me reconnaissez pas ? Je suis la seconde femme d'Opilius Veturius, l'un des ennemis des chrétiens ! Ma famille dit que j'ai perdu la raison... Oh ! Oui, qui sait ? Que peut faire une pauvre femme si ce n'est devenir folle quand elle se voit complètement leurrée par la vie ? Son cœur peut-il vaincre ces douleurs irrémédiables? Comment un arbre pourrait-il résister à l'éclair qui le détruit ? A-t-on déjà vu quelqu'un arrêter le courant d'un fleuve avec une simple branche d'arbre ? En d'autre temps, j'ai été la femme d'un homme que je n'ai pas su comprendre et je suis mère d'un fils qui ne me comprend pas... Je suis épuisée... Je me suis trompée en préférant l'enfer de l'or, alors que Dieu m'offrait le paradis de la paix. J'ai méprisé le compagnon qui me voulait réellement pour la gloire de l'esprit et on a jugé que j'avais fait un juste choix. Maintenant, je cherche à récupérer mon âme et on me traite de folle... Je suis lasse d'illusions... Je veux la bénédiction du Christ consolateur... J'aspire à la rénovation...
L'infortunée matrone a séché ses larmes devant le missionnaire qui la regardait, atterré et attendri, puis elle a continué :
Estimeriez-vous, par hasard, le sacrifice d'un cœur maternel qui aurait nourri au quotidien un enfant avec les larmes de sa douleur et l'aurait fortifié par les rayons de sa joie, pour le voir ensuite, consciemment livré à la férocité ? Pourriez-vous imaginer les souffrances de cette femme qui, victime d'elle-même, reste prostrée entre le désenchantement et le remords, blessée dans ses moindres aspirations ? Ah ! Père Corvinus, pour qui êtes-vous ! Compatissez-vous de moi !... Je désire trouver le Maître, mais je suis condamnée à respirer parmi les idoles qui m'ont trompée... Secourez mon âme ensanglantée !...
Elle s'est agenouillée comme quelqu'un qui ne pouvait plus rien donner d'elle-même si ce n'est la suprême humilité et, avec surprise, elle s'est rendu compte que sur le visage du frère des malheureux, coulaient d'abondantes larmes.
Vous pleurez ? — s'est écriée la malade, perplexe — seul un émissaire du Seigneur peut ainsi procéder... Je suis coupable ! Coupable !...
Et jetant ses yeux au ciel, elle s'est mise à crier dans un état de déséquilibre manifeste :
Pardonnez-moi, oh mon Dieu ! Mes péchés sont énormes. J'ai commis des crimes qui provoquent la douleur de vos élus !... Maudits dieux de pierre qui nous jettent dans le précipice de l'ignorance ! Maudits génies de l'égoïsme, de l'orgueil, de la perversité et de l'ambition !...
Varrus Quint a la physionomie vieillie et dont la longue barbe rendaient méconnaissable, s'est incliné vers elle et dominé par une affection spontanée, il lui a murmuré:
Cintia ! Attends et reste confiante !... Dieu ne nous oublie pas, même lorsque nous sommes induits à l'oublier...
Une étrange lueur s'est exprimée sur le visage de la patiente qui lui a coupé la parole, s'exclamant :
Oh ! Cette voix, cette voix !... qui êtes-vous ? Comment avez-vous su mon nom sans que je vous le dise ? Seriez-vous donc un fantôme qui revient de la tombe ou l'ombre d'un homme qui est mort sans jamais être décédé ?
Le missionnaire l'a caressée avec tendresse et a baisé ses cheveux, refaisant instinctivement les gestes de sa jeunesse.
Perplexe, la matrone a reculé exhibant dans son regard une profonde lucidité comme si soudainement cette grande émotion la ramenait à la réalité...
Elle a fixé les yeux de son interlocuteur avec un indicible étonnement et s'est écriée :
Varrus !...