Corvinus écoutait l'émissaire, calmement, mais une insoutenable angoisse dominait la
foule.
Vous êtes accusé d'avoir provoqué la mort d'un enfant — a continué Novatien hautain —, d'avoir cultivé la pratique de sorcelleries maléfiques et d'avoir assassiné une patricienne distincte, malade et irresponsable, après l'avoir probablement attirée avec des promesses de guérison imaginaire. Cependant, pondérant les sollicitations faites par plusieurs personnalités, je daigne analyser le procès allusif de culpabilité en question, en vous traitant comme un citoyen de l'empire. Mais avant tout, je désire m'assurer de votre fidélité à nos traditions et principes puisque vous êtes considéré par tout le monde comme un membre actif de la secte reniée et dont nous n'avons d'autres recours si ce n'est l'exil, la punition ou la mort pour arriver à son extinction.
Il a fait une petite interruption, a fixé le prêtre dans les yeux cherchant en vain à soutenir son regard calme et confiant, puis il a demandé :
Au nom de l'Empereur Maximin, je vous exhorte à jurer votre loyauté aux dieux et obéissance aux lois romaines !
Varrus, concentré sur lui-même, démontrant qu'une longue distance spirituelle le séparait de l'atmosphère de cruauté et de petitesse qui prédominait dans l'enceinte, a répondu avec fermeté et simplicité :
Illustre émissaire, selon les leçons de mon Maître, j'ai toujours donné à César le respect que César attendait de moi, néanmoins, je ne peux me vouer aux idoles parce que je suis chrétien et je ne désire pas abandonner ma foi.
Quelle audace ! — s'exclama Novatien irrité alors que le peuple protestait en criant: — « Mort au traître ! Que l'on égorge le scélérat !... »
Le religieux, néanmoins, n'a pas manifesté le moindre changement d'expression.
Le juge a agité un petit marteau en bronze exigeant le silence et l'a interpellé à nouveau :
Vous êtes intrépide jusqu'à l'insulte ?
Je vous demande des excuses si mes paroles vous dérangent mais comme vous m'interrogez, à mon tour, je vous réponds.
L'attitude sereine et digne de Corvinus imposa à nouveau le calme à la grande assemblée.
Alcius a essuyé une copieuse sueur qui coulait sur son front ridé et lui rétorqua :
Confessez, alors, votre union avec la maudite secte des nazaréens ?
Je ne vois pas de malédiction à cela — a répliqué le prisonnier sans amertume —, les partisans de l'Évangile sont des amis de la fraternité, du service, de la bonté et du pardon.
L'émissaire de César a passé sa main droite sur sa tête grasse et chauve, puis il a brandi un bâton d'argent sur l'estrade à laquelle il se soutenait et s'est écrié :
Vous n'êtes qu'un vieux groupe de menteurs ! Quel sentiment de fraternité pourrait vous enseigner un Galiléen inconnu qui vous induit au supplice depuis presque deux cents ans ? Quel service prêteriez-vous à la collectivité en prêchant l'indiscipline parmi les esclaves avec des promesses fallacieuses d'un royaume céleste ?
Quelle bonté exerceriez-vous en conduisant des femmes et des enfants au spectacle sanglant des cirques ? Et de quel pardon réussiriez-vous à donner l'exemple quand votre héroïsme n'est rien que de la vilenie et de l'humiliation ?
Varrus perçut la dureté intellectuelle de l'investigateur et objecta :
Notre Maître a souffert sur la croix parce qu'il se sentait comme le frère aîné de l'humanité dans le besoin, non de la force brute ou de la violence, mais de la valeur morale pour comprendre la grandeur de l'esprit éternel ; le service pour nous n'est pas l'exploration de l'homme par l'homme mais le libre accès de la créature au travail par le grandissement des mérites personnels de chacun ; la bonté, dans notre champ d'action, est...
Alcius, à cet instant, lui a coupé la parole en gesticulant, furieux :
Taisez-vous ! Pourquoi supporter votre sermon sans raison ? Ignorez-vous, par hasard que je peux décider de votre sort ?
Nos destins reposent entre les mains de Dieu ! — rétorqua Varrus serein.
Vous savez que je peux prononcer votre sentence de mort ?
Respectable émissaire, le pouvoir transitoire du monde est dans vos décisions. Vous obéissez à César, ordonnez ce que bon vous semble ! J'obéirai au Christ en me soumettant à votre volonté.
Novatien a échangé un regard expressif avec Veturius comme s'ils scellaient en silence d'un commun accord leur point de vue, puis il s'est exclamé :
Je ne tolère pas de sarcasmes !...
Il convoqua l'un de ses assesseurs et ordonna que le prisonnier fût frappé de trois coups de fouet tressé sur la bouche.
Un garde à l'aspect féroce a été choisi.
Alors qu'il était battu, Varrus semblait prononcer une prière.
Le sang écumait de ses lèvres et coulait sur son humble tunique quand un jeune homme s'est approché, s'agenouillant près de lui, il s'exclama en sanglots :
Père Corvinus, je suis ton fils ! Tu m'as recueilli quand j'errais dans la rue sans personne ! Tu m'as donné une profession et une vie digne... Tu ne souffriras pas seul ! Je suis ici...
Et à la stupeur générale que la scène imposait aux personnes présentes, bien qu'ensanglanté, le bienfaiteur blessé s'est incliné vers le jeune homme et l'a supplié :
Crespin, mon fils, n'affronte pas l'autorité ! Pourquoi te rebelles-tu, ainsi, si tu n'as pas encore été appelé ?
Mon père — pleurait le jeune, presque un garçon —. Moi aussi je veux témoigner! Je désire prouver ma fidélité au Seigneur !...
Et, se tournant vers le représentant de César, il a déclaré :
Moi aussi je suis chrétien !
Corvinus caressa ses cheveux en désordre et a continué :
Tu as oublié que le plus grand exemple des partisans de l'Évangile n'est pas celui de la mort mais celui de la vie ? Tu ne sais pas que Jésus attend de nous la leçon de l'amour et de la foi où nous respirons ? Mon témoignage au tribunal ou à l'amphithéâtre sera des plus faciles, mais tu pourras honorer notre Maître d'une façon plus sacrificielle et plus noble en travaillant pour lui, dans l'intérêt de nos frères dans l'humanité et en souffrant pour lui au quotidien... Va en paix ! Ne manque pas de respect au messager de l'Empereur!...
Et comme si l'ambiance était magnétisée par des forces intangibles, le jeune homme, en séchant ses larmes, est sorti sans être molesté par qui que ce soit.
Se ressaisissant de la surprise qui l'avait dominé, Novatien releva la voix et fit remarquer :
L'émissaire d'Auguste ne peut perdre temps. Consacrez-vous aux dieux et le procès dans lequel vous êtes impliqué sera examiné avec attention...
Je ne peux pas ! — a insisté Corvinus sans affectation — je suis adepte du christianisme et dans ces conditions je désire mourir.
Tu mourras alors ! — S'est écrié Alcius indigné.
Et il a signé la sentence indiquant que le prisonnier serait décapité sur le champ le lendemain, à l'aube.
Varrus l'a écouté, sans broncher.
La foi et la tranquillité imperturbables resplendissaient sur son visage.
Dans l'assemblée, néanmoins, régnait un grand malaise.
Opilius et Galba ont étreint l'émissaire visiblement satisfaits. Tatien, néanmoins, se sentait inexplicablement angoissé, luttant contre lui-même pour surmonter tout sentiment d'affection. Les entretiens qu'il avait eus avec l'infirmier en d'autre temps lui revenaient en mémoire. L'homme offensé et abattu lui imposait de l'admiration malgré tout. Il aurait tout fait pour ne pas y penser, mais sa grandeur morale le confondait et l'inclinait à la réflexion. Instinctivement, il avait envie de le défendre, néanmoins, ce ne serait pas licite de se soumettre à une telle aventure. Corvinus pouvait être un géant d'héroïsme mais il était chrétien, et lui, Tatien, détestait les nazaréens.