Claude a caressé sa tête et a interrompu sa phrase en soulignant :
Je sais. Tu te rapportes à Tatien. Fais comme tu veux. La décision t'appartient. Tu as reçu l'autorisation de l'aider pendant un siècle et tu as un solde de temps à ta disposition.
Il a alors fixé ses yeux doux et pénétrants qui extériorisaient la beauté de son âme et lui demanda :
Comment désires-tu prolonger ta tâche ?
J'aimerai renaître dans la chair et servir auprès du fils que le ciel m'a confié — a répondu Varrus, humblement.
L'émissaire a réfléchi quelques instants et a déclaré :
Au nom de nos Supérieurs, je peux autoriser l'exécution de ta demande, néanmoins, je dois te dire que Tatien a perdu les meilleures occasions de la jeunesse physique. De précieuses opportunités lui ont été offertes, en vain, pour qu'il s'élève à la gloire du bien.
Maintenant, bien que soutenu par ton affection, il sera visité par la piqûre de la douleur, afin qu'il s'éveille, rénové, aux bénédictions divines.
Varrus a esquissé un sourire de patience et de compréhension et a prononcé d'émouvants remerciements.
Le brillant banquet fraternel s'est poursuivi et quand les compagnons se sont dit adieu pour retourner à leurs obligations quotidiennes, le héros de Lyon, incité par le vieux Corvinus au repos, a désiré revoir Tatien, avant de partir...
Le vénérable ami a immédiatement répondu à sa demande.
Heureux et unis, ils se sont rendus en Gaule lugdunienne et ont pénétré, tranquilles, dans l'enceinte du palais où le prêtre avait été un modeste jardinier.
Ils n'ont pas eu besoin de faire des recherches dans l'intérieur domestique.
À leur approche, ils ont perçu les appels mentaux du jeune patricien à une courte distance...
Incapable de se défaire de l'angoisse qui l'absorbait depuis qu'il s'était éloigné du cadavre paternel, rongé de douleur, Tatien avait abandonné ses appartements particuliers et était descendu au jardin, en quête d'air frais. Pris d'une terrible affliction, il est allé sur la place aux rosiers où si souvent il avait échangé des impressions avec son père alors transformé en affectueux infirmier.
Il semblait encore entendre les références et les commentaires d'antan, récapitulant les précieuses conversations concernant des écrivains et des philosophes, des éducateurs et des hommes de sciences.
Il revoyait, mentalement, son visage calme et ce n'est que maintenant qu'il reconnaissait dans cette sollicitude de tous les instants, la tendresse familière que son caractère impulsif n'avait pu discerner...
Une profonde nostalgie mêlée d'une irrémédiable affliction blessait son esprit.
Sous le pallium des constellations matinales qui scintillaient d'une pureté immaculée,
Varrus
Quint s'est approché et lui a caressé le visage couvert de copieuses larmes.
Mon fils ! Mon fils !... — a-t-il dit l'étreignant — Dieu est amour infini ! Ne fléchis
pas !
L'occasion de rédemption ressurgit toujours avec la divine miséricorde !... Ressaisis ton cœur perturbé et lève-toi ! Notre bonne et sanctifiante lutte ne fait que commencer...
Ce ne fut pas avec les oreilles de la chair que le jeune homme a entendu ces paroles qui lui étaient adressées, mais sous forme de vibrations d'encouragement et d'espoir qu'il les a ressenties.
Se sentant inexplicablement soulagé, il a séché ses larmes et a regardé le ciel constellé de lumière.
Allons !... — a continué son dévoué père — ne gaspille pas inutilement tes forces!...
Doucement enlacé, sans savoir comment, le jeune homme s'est levé et soutenu par son bienfaiteur spirituel, il a repris le chemin de la maison pour se livrer au repos.
Tout en gardant ses mains apposées sur lui, le missionnaire invisible a prié à son
chevet.
Enveloppé des vibrations réconfortantes d'un doux magnétisme, Tatien s'est endormi...
Se soutenant à Corvinus, Varrus Quint s'est retiré heureux avec l'intime bonheur de celui qui a accompli un devoir sacré et beau.
Étreints, les deux amis se sont rendus au sanctuaire de paix et de réconfort qui leur servirait de résidence dans les sphères de la joie immortelle.
Tout autour, l'aube rougissait le lointain horizon... La lueur des étoiles s'évanouissait et les oiseaux matinaux annonçaient à la terre qu'un nouveau jour commençait à briller.
Fin de la première partie
DEUXIEME PARTIE
I
EPREUVES ET LUTTES
De lourds nuages sombres pesaient sur l'année 250...
Depuis la montée de Dèce au pouvoir, la métropole romaine et les provinces traversaient de terribles tourments.
Le nouvel empereur haïssait les postulats du christianisme, en conséquence, il avait déchaîné des persécutions atroces et systématiques contre les prosélytes du nouvel idéal religieux.
Des décrets sanglants, des dispositions rigoureuses et des missions punitives furent ordonnés tous azimuts.
Des menaces, des poursuites, des enquêtes et des emprisonnements furent perpétrés de toutes parts. Comme modes de flagellation furent communément utilisés le bûcher, les fauves, l'épée, des griffes de fer rougi, les chevaux de bois, les tenailles et les croix. Des récompenses furent offertes à ceux qui inventaient de nouveaux types de torture.
Et les magistrats, presque tous adonnés au culte de la peur et de l'adulation, se surpassaient dans l'exécution des désirs du nouveau César.
Dans Carthage, les familles chrétiennes souffraient de vexations et de lapidations ; à Alexandrie, les supplices augmentaient sans cesse ; en Gaules, les tribunaux vivaient pleins de victimes et de délateurs ; à Rome, se multipliaient les spectacles de mort dans les cirques...
Face à ces événements déplorables, la villa Veturius, à Lyon, était moins festive que dans le passé, bien que plus productive et plus fructueuse.
Depuis la mort de Varrus, Opilius s'était retiré en compagnie de Galba et vivait dans la capitale du monde, il n'avait plus jamais échangé un seul mot avec son beau-fils.
Les terribles surprises survenues depuis le suicide de Flavius Subrius avaient creusé entre eux deux des abîmes de silence et une froide aversion perdurait au fond d'eux-mêmes où les amères révélations obtenues comme des secrets inénarrables du cœur gisaient.
Depuis l'instant où il avait pris connaissance de la vérité allusive au passé, consterné, Tatien cherchait à noyer dans le travail les peines et les tourments qui le perturbaient intérieurement.
Dévoué à sa femme qui méritait toujours toute son affection, il essaya de concentrer sur elle ses penchants affectifs, mais Hélène était excessivement frivole pour comprendre son dévouement. Prise par des activités sociales nombreuses, elle voyageait fréquemment, rendant visite parfois à de vielles connaissances dans des localités frontalières ou allant voir son père et son frère à la métropole impériale. Elle avait trouvé étrange, au début, l'éloignement paternel dont elle n'avait jamais eu connaissance de la véritable cause, mais elle s'était finalement habituée à l'absence de Veturius, supposant que son père trouvait plus de joie à vieillir tranquille dans cette ville qui fut son berceau.
Toujours accompagnée d'Anaclette, son ancienne gouvernante, elle fréquentait assidûment le théâtre, le cirque, les courses et les jeux.
Malgré les demandes réitérées de son mari qui se consacrait à la méditation et à la dignité domestique, elle ne changeait pas de conduite.
Tous les jours, la jeune femme trouvait mille excuses pour s'absenter, esclave de l'opinion publique, des conventions, des modes et des frivolités inconvenantes à sa condition.
Veturius s'était réellement détourné de son beau-fils, pour autant il n'avait pas lâché prise sur les intérêts patrimoniaux et, afin de se protéger, il avait envoyé à l'exploitation agricole un grec libre qui avait toute sa confiance, du nom de Teodul à qui il avait conféré le droit de partager avec son beau-fils les services administratifs.