Teodul était un célibataire intelligent et astucieux toujours prêt à courber l'échiné pour obtenir des avantages en sa faveur. Il était devenu l'ami de Tatien, mais bien plus encore de sa femme, et creusait subtilement une distance entre eux deux.
Si la maîtresse de maison voulait se rendre à Vienne ou à Narbonne, il était le premier à se présenter pour l'escorter et conduire son voyage ; si elle désirait traverser la Méditerranée pour partir en excursion à Rome et dans les alentours, il était la personne indiquée pour la suivre de près, de sorte que son mari, à l'étonnement de sa femme, n'était pas amené à revoir son beau-père.
Malgré la vigueur juvénile de ses trente quatre ans, Tatien avait profondément changé.
Ce n'était plus le jeune homme d'autrefois.
Il s'était renfermé sur lui-même.
Puisqu'il ne pouvait trouver en sa compagne la confidente qu'il désirait, il vivait psychiquement isolé et investissait toute son énergie au service des champs.
Il ne pouvait se considérer comme étant riche puisqu'il était lié aux intérêts de Veturius, prisonnier de cette fatalité domestique.
La propriété rapportait des revenus substantiels, mais dans la famille sa situation le plaçait en position de subalterne économique, de sorte qu'au fond, Hélène était l'enfant légitime avec laquelle le propriétaire de l'exploitation agricole s'entendait directement en permanence par correspondance.
De nombreuses fois, il avait pensé acquérir une petite ferme où il aurait pu exercer son autorité, mais ce projet ne fut jamais mis à exécution. Les dépenses de sa femme étaient bien trop excessives pour qu'il puisse se lancer dans une telle entreprise.
Hélène dépensait des sommes énormes consacrées au faste de sa vie sociale.
Et comme il avait coupé court à son intimité avec son beau-père depuis la mort de Varrus, Tatien était torturé par d'incessants problèmes financiers que ses multiples activités pouvaient difficilement résoudre.
Sa seule compensation lui venait de la consolation qu'il trouvait dans la constante tendresse de sa seconde fille. Blandine était née en 243, telle une bénédiction que le ciel aurait réservée à son cœur. Alors que l'ainée dès son plus jeune âge était attachée à sa mère, copiant ses prédilections et ses attitudes, la plus jeune collait exclusivement à son père. Elle l'accompagnait dans ses promenades solitaires dans les bois, le suivait dans ses moments de méditations dans le jardin.
Rien n'y faisait, ni les reproches de la gouvernante, ni les remarques des proches.
Blandine ressemblait à une fleur en permanence accrochée au bras droit paternel.
Quotidiennement, à l'aube, c'était la seule personne de la maison à prier en compagnie de Tatien devant la statue de Cybèle, la déesse mère.
Un beau jour, nous les avons trouvés ensemble à bavarder dans un grand vignoble.
Papa — demandait-elle les cheveux au vent baignés de lumière solaire —, qui a fait la campagne qui est si belle ?
Son père heureux lui a répondu en souriant :
Les dieux, ma fille, les dieux nous ont accordé les arbres et les fleurs pour embellir notre vie.
La petite, ivre de joie infantile, a pris une grappe de raisin mûr et a demandé, à nouveau :
Mais, papa, quel est le dieu qui nous a apporté des raisins aussi sucrés ?
Tatien satisfait de sa curiosité, l'a assise sur ses genoux et lui a expliqué :
Celle qui nous accorde la bénédiction de la récolte, est Cérès, la généreuse déesse de la moisson.
Prévoyant peut-être de nouvelles questions venant de la petite, il a continué :
Cérès a fait de longs voyages parmi les hommes, leur enseignant à labourer le sol et à préparer de bonnes semences... Elle avait une fille, du nom de Proserpine, affectueuse et belle comme toi, mais Pluton, le roi des enfers qui était cruel l'a enlevée...
Oh ! Pourquoi ? — est intervenue Blandine attentive.
Son père a continué, patiemment :
Pluton était si laid, mais si laid, qu'il n'a pas trouvé de femme pour l'aimer. Alors, un jour, quand Proserpine récoltait des fleurs dans des champs siciliens, l'horrible Pluton l'a emportée dans son horrible demeure.
La pauvre ! — déplorait la petite navrée — et sa mère n'a pas trouvé un moyen de la sauver ?
Cérès a beaucoup souffert jusqu'à ce qu'elle découvre l'endroit où elle se trouvait. Elle est descendue en enfer afin de récupérer sa fille mais celle-ci était si douce et si gentille qu'elle s'était prise d'affection pour le tyran qu'elle accepta d'épouser. Compatissant de son mari, elle ne voulait plus repartir. Cérès, prise d'angoisse, a fait appel à Jupiter, le maître de l'Olympe, mais de telles perturbations surgirent que le grand dieu a jugé qu'il valait mieux que Proserpine passe, tous les ans, six mois en compagnie de sa mère et les six autres restants auprès de son compagnon.
La petite a alors soupiré, soulagée et dit :
Jupiter, notre père qui est au ciel, a été sage et bon....
Ensuite, ses petits yeux vivants et foncés se sont illuminés. Elle a étreint Tatien, nerveusement et a demandé :
Papa, si Pluton m'enlevait, vous viendriez me chercher ?
Sans aucun doute — répliqua Tatien, en riant —, mais il n'y a pas de danger. Ce monstre ne nous dérangera jamais.
Comment le savez-vous ?
Son père l'a enlacée en lui disant :
Nous avons notre mère Cybèle, Blandine. Notre divine protectrice ne nous abandonnera jamais.
La petite, confiante, a exprimé de la satisfaction et de l'apaisement sur son visage
ingénu.
Alors que le jeune patricien commandait les travaux de quelques esclaves à l'ouvrage, l'enfant est partie courir après un grand papillon qui se déplaçait difficilement.
Très doucement, Blandine l'a attrapé entre les plis de sa légère tunique en laine et l'a présenté à son père, en lui disant :
Papa, les papillons n'ont-ils pas un dieu qui les aide ?
Comment non, ma fille ? Les génies célestes s'occupent de toute la nature.
Mais où serait donc l'aide pour une pauvre créature comme celle-ci ?
Tatien a souri et lui donnant la main, il lui fit :
Viens avec moi, je vais te montrer.
Ils ont fait quelques pas et ont atteint un cours d'eau limpide. Tatien, tendrement, lui a montré le ruisseau chantant et lui a expliqué :
Les sources, mon enfant, sont des cadeaux du ciel. Pose ton papillon au bord de l'eau, il a soif.
La petite a obéi, heureuse.
Et tous deux, ont ainsi passé leur journée à se promener et à jouer ou à observer les lézards qui rampaient au soleil.
Intérieurement, le fils de Varrus Quint se disait alors que la présence de sa fille était peut-être le seul bonheur dont il jouissait sur terre.
De retour chez eux, brunis et pleins d'entrain, ils furent reçus par une grande agitation. Un message était arrivé de Rome et Tatien, déconcerté, savait qu'il s'agissait toujours d'un événement désagréable pour lui. Sa femme était plus exigeante et plus sèche.
En effet, dès qu'il fut entré, Hélène l'a invité à parler en privé lui présentant une longue lettre venant de son père. Opilius insistait pour que sa fille et ses petites-filles se rendent à la métropole. Elles lui manquaient beaucoup et, surtout, il était excessivement inquiet quant à la situation de Galba totalement livré, comme toujours, à des fréquentations indésirables. Il n'arrivait pas à se faire à l'idée que le jeune homme était encore célibataire. Et, confidentiellement, il suppliait Hélène d'étudier avec son beau-fils la possibilité d'un mariage entre oncle et nièce. Lucile, la petite-fille qu'il avait vue naître, avait atteint ses quinze ans. Ne serait-il pas opportun de la rapprocher du célibataire tentant par là quelque réaction régénératrice, malgré la différence d'âge ?