La société romaine, disait le vieil homme, était en décadence. De grandes fortunes étaient dilapidées par manque de prévoyance des familles patriciennes traditionnelles.
Ne serait-il pas justifié, demandait-il, de vouloir préserver leurs biens avec une nouvelle union dans leur propre environnement domestique ?
Tatien a lu la lettre et montra sur son visage l'immense mécontentement qu'elle provoquait en lui, et il a commenté, ennuyé :
Le vieil Opilius respire certainement l'or. Il n'a d'autre idée en tête que l'argent, défendre sa fortune et la décupler. Je crois qu'il pourrait vivre tranquille en enfer dès lors que le royaume des ombres serait constitué de pièces de monnaie. Quelle sottise ! Quel bonheur pourrait surgir du mariage d'une jeune fille de quinze ans avec un libertin de la qualité de Galba ?
Bouleversée, sa femme devenue pâle l'exhorta :
Je ne tolère pas que l'on manque de respect à l'égard de mon père. Il a toujours été aimable et généreux.
Et regardant son mari, du haut en bas, elle a continué :
Que pourrions-nous offrir à Lucile dans une province pleine d'esclaves et de misérables ? En outre, le mariage de notre fille avec mon frère serait un acte d'une grande sagesse. Mon père sait toujours ce qu'il fait.
Le mari, au fond, aurait voulu éclater et crier sa révolte.
De quel droit décidaient-ils, ainsi, du destin de son aînée ? Elle était bien trop jeune pour faire un tel choix. Pourquoi ne pas confier ce cœur juvénile à la sagesse du temps afin d'en décider avec calme ? D'expérience, il savait que le bonheur ne serait jamais le fruit de la contrainte.
Néanmoins, il renonça à tout argument.
Entre lui et Veturius, il existait une mer de boue et de sang. Jamais, il ne l'excuserait du malheur de son père. L'amitié, qui les liait en d'autres temps, s'était convertie en une haine silencieuse. Cependant, sa femme était sa fille et par le sang de ses filles, il était obligé de le reconnaître comme étant de sa famille.
Il pouvait discuter, lutter, combattre, et pourtant, seul il était pauvre et ne réussirait jamais à vaincre le géant financier que le destin lui avait imposé comme beau-père.
Et plutôt que de lutter verbalement avec Hélène, ne serait-il pas préférable de se taire ?
Face au sombre mutisme de son mari, elle a continué : — Voilà plus d'un an que je ne vois pas mon père.
Maintenant, je dois y aller. Je n'ai pas d'autre alternative. Le bateau sera probablement à Massilia la semaine prochaine... Cette fois, je pense pouvoir compter sur toi. Mon père t'attend depuis plusieurs années...
Comme s'il se réveillait d'un cauchemar, Tatien a répondu avec humeur :
Je ne peux pas... Je ne peux pas...
C'est ça ! Chaque fois que j'ai besoin de ton concours pour un voyage important, tu t'illustres par ton absence. Nous avons à notre disposition un monde plein de joies et d'amusements, mais tu préfères l'odeur des chèvres et des chevaux...
Hélène, ce n'est pas vraiment cela — lui fit son mari gêné —, le travail...
Elle l'a alors sèchement interrompu, prise d'irritation :
Toujours le travail, l'éternelle excuse. Ne t'accable pas. J'irai avec Anaclette et Teodul, en compagnie des filles.
Le maître de maison s'est senti blessé rien qu'à l'idée de sa séparation avec sa plus jeune fille, et fit observer instinctivement :
Aurais-tu besoin d'une suite aussi grande ?
Ne te plains pas — lui fit sa femme, sarcastique —, chacun reçoit ce qu'il cherche. Si tu désires la solitude, ne t'irrite pas du manque de compagnie.
Son mari n'a pas répondu.
La fille de Veturius a commencé à s'organiser.
Des couturières, des fleuristes, des orfèvres et des artisans se sont mis à travailler avec
ardeur.
Mais au milieu de l'enthousiasme général, Blandine geignait sans cesse. Elle insistait pour rester. Ne voulait pas laisser son père. La maîtresse de maison, cependant, ne changeait pas d'avis. Les petites devaient partir, aller voir leur grand-père.
La veille du voyage, la petite pleurait tellement que Tatien, tard dans la nuit, s'est levé pour la consoler, alors que sa femme, occupée aux derniers préparatifs, ne s'était pas encore couchée. Allant d'une pièce à l'autre, il a entendu des rumeurs étouffées sur une petite terrasse toute proche. Sans être découvert, il a distingué Hélène et Teodul qui échangeaient des rapports affectueux. L'intimité à laquelle ils se livraient ne pouvait laisser aucun doute quant à la relation amoureuse entre eux deux.
Son cœur s'est mis à battre effréné.
Il avait toujours fait confiance à sa femme malgré le tempérament explosif qui la caractérisait.
Il eut envie d'étrangler Teodul de ses mains froides et implacables, néanmoins, les gémissements de Blandine éveillaient en lui ses sentiments de père. Le scandale n'apporterait pas de compensations. Plutôt que de changer son destin, complètement perturbé maintenant, il retomberait comme une flèche incendiaire sur la famille que le ciel lui avait confiée.
Punir sa femme reviendrait à condamner ses filles.
Instinctivement, il s'est rappelé de Varrus, et, pour la première fois, il a longuement réfléchi aux tempêtes qui s'étaient abattues sur le chemin parcouru par son père.
Quelles forces surhumaines avaient bien pu le soutenir. Comment avait-il pu supporter le malheur domestique sans trahir la supériorité morale qu'il lui connaissait ?...
Il s'est souvenu des paroles qu'il avait prononcées « in extremis », et analysait maintenant le caractère élevé du respect des droits de la femme évoqué par son père.. Il aurait souhaité être en possession de notions aussi nobles mais se sentait bien loin de telles conquêtes de l'esprit. Pour lui le pardon n'était que de la lâcheté et l'humilité exprimait un manque de dignité.
D'autre part, il s'est rappelé Cintia, sa triste mère qui balançait son berceau. Contraint à reculer dans les souvenirs de son enfance, il se disait maintenant que même dans les grands moments de tendresse manifestés par son beau-père, jamais il n'avait vu sa mère vraiment heureuse. La chère matrone avait vécu de longues années l'âme voilée par un indéfinissable désenchantement.
Hélène ne serait-elle pas en train d'acquérir le même patrimoine de douleur ?
Il a entendu quelques mots affectueux prononcés par le couple d'amants que le souffle de la nuit portait à ses oreilles, mais cependant, tout comme le fit Varrus Quint, quand lui Tatien n'était encore qu'un ange tendre, il est retourné à l'intérieur s'occuper de sa fille.
Blandine l'a étreint, consolée, comme si la présence paternelle dissipait tous les dangers et après l'avoir embrassé, elle s'est endormie, tranquille.
Le jeune homme l'a pressée contre son cœur et profondément angoissé, il est allé se coucher à son tou sans dire un mot.
Une fois dans son lit, le souvenir de son père lui est revenu avec plus d'insistance. Il a alors prié demandant l'aide des dieux immortels de sa foi. Il aurait voulu rester éveillé, mais la prière, tel un doux somnifère l'a pris d'une languissante torpeur qui finit par l'envelopper d'un lourd sommeil.
À l'aube le lendemain, il fut bruyamment éveillé par sa femme qui venait lui faire ses
adieux.
La caravane partait très tôt.
Hélène et ses compagnons prétendaient effectuer un court arrêt à Vienne pour y revoir quelques amis.
Tatien, triste le visage sombre, a prononcé quelques mots rapides mais lorsqu'est arrivé le tour de Blandine qui s'est lancée dans ses bras anxieux, en pleurs, le chef de famille fut ému et tremblait.