Cherchant à calmer leur entretien, l'ancien fit un petit intervalle et ajouta en souriant :
Nous devons de faire preuve de plus d'humanité pour être réellement humain. Retenir la sensibilité et l'intelligence n'est pas licite et afin que notre monde s'adapte à la perfection qui l'attend, il est essentiel que nous ayons suffisamment de courage pour raisonner en termes différents de ceux qui régissent notre marche collective depuis des millénaires. Les conditions de lutte et d'apprentissage sur terre se modifieront vraiment quand nous comprendrons que nous sommes tous frères.
Tatien, dans l'essence, n'épousait pas de tels points de vue. Jamais il n'avait pu entendre le mot « fraternité », sans se rebeller. Cependant, moins impulsif maintenant, il se souvenait des conversations qu'il avait eu avec le père en d'autres temps.
Basil était un authentique successeur de Varrus Quint.
Il admit que le nouvel ami était également imprégné de la mystique des nazaréens, mais détestait encore beaucoup trop le christianisme pour poser des questions. Pour lui, les divinités de l'Olympe devaient obligatoirement faire l'objet d'une adoration exclusive. Dans le passé, il aurait explosé en des propos rudes et puissants, mais la souffrance morale avait modifié sa manière d'être et, au fond, il ne désirait pas se défaire d'une aussi belle amitié.
Pour cela, il a voulu dévier du sujet et, se fixant à l'aspect philosophique de la question, il lui a demandé :
Vous jugez alors que nous avons déjà vécu d'autres vies ? Que nous avons déjà respiré ensemble sous d'autres climats ?
Le vieil homme avec bonne humeur a affirmé, convaincu :
Je n'en ai pas le moindre doute. Et il garantit encore bien davantage en disant que personne ne se trouve là sans raison. La sympathie ou l'antipathie ne se font pas l'espace d'un instant. Elles sont l'œuvre du temps. La confiance avec laquelle nous nous comprenons, les liens d'affection qui nous rapprochent depuis hier ne tiennent pas de la simple éventualité. Le hasard n'existe pas. Des forces supérieures et intangibles nous réunissent à nouveau, certainement, pour quelque tâche à réaliser. Tout comme aujourd'hui est la continuation d'hier dans la suite des heures qui passent, nous découlons du passé. Sur terre, nous testons et sommes testés, en marche constante vers d'autres sphères, nous allons de monde en monde, pas à pas pour atteindre la glorieuse immortalité.
Leurs considérations transcendantales auraient certainement pu aller plus loin, mais Livia et Blandine sont apparues, par surprise, et souriantes elles les ont invités à prendre quelques fruits et des rafraîchissements.
Les deux amis ont acquiescé, ravis.
En cette seconde soirée de rencontre, Tatien se montrait plus jovial, plus expansif.
Il a parlé de la satisfaction de sa fillette qui jubilait à l'idée de se rapprocher de sa maîtresse puis il a commenté les plans qu'il avait lui-même tracés, heureux.
Basil viendrait habiter dans une maison proche de la villa Veturius où l'accordeur trouverait les moyens nécessaires pour s'installer dignement avec sa fille.
Ainsi, ils vivraient tous en permanente communion.
Et l'enthousiasme qui va toujours de paire avec les miracles de la joie matérialisa ce projet sans perte de temps.
En une semaine, le changement souhaité fut réalisé.
Un petit site a été loué pour le philosophe et la première matinée de promenade pour Tatien, Livia et Blandine s'est révélée être une admirable fête de lumière.
Le bois humide de rosée était fortement parcouru par une brise fraîche qui caressait les fleurs emportant leur parfum au loin.
Des oiseaux délicats piaillaient et gazouillaient dans les grands arbres aux épais feuillages verts et beaux telles des offrandes vivantes de la terre faites au ciel sans nuages.
Alors que la fillette, rougie par le soleil, poursuivait, curieuse, un groupe de papillons, Tatien s'est arrêté devant un nid plein d'oisillons sans plumes et le montrant à sa compagne d'excursion, il s'exclama ému :
Quelle joie dans cette famille heureuse !
La jeune femme a regardé le tableau avec enchantement et acquiesça satisfaite :
La nature est toujours un livre divin.
Le patricien l'a regardée avec une évidente tendresse et laissant transparaître les sentiments indéfinissables qui affleuraient son âme, il lui a dit :
Livia, il est des moments où plus nous avons confiance en nos dieux, plus notre cœur devient un labyrinthe de questions sans réponse... Pour quelle raison un oiseau peut-il faire son propre nid en harmonie avec lui-même, quand l'homme est contraint de souffrir de l'influence des autres dans la réalisation de ses moindres désirs ?... Pour quelle raison le fleuve suit-il son cours en paix pour se jeter dans la mer immense alors que les jours de l'âme humaine s'écoulent, tourmentés, en direction de la mort ? N'y aurait plus de clémence chez les divinités immortelles pour les êtres inférieurs ? Serions-nous par hasard des consciences tombées dans l'oubli intégral d'elles-mêmes, prisonnières sur terre en épreuve de purgation ?
La jeune fille, qui était gênée par la flamme affective qui brillait dans son regard, a bredouillé quelques syllabes, voulant changer le cours de la conversation, mais Tatien, encouragé par la rougeur spontanée qui était apparue sur le visage de son interlocutrice, a continué, affectueusement :
Ils ont toujours considéré que les traditions familiales doivent guider nos sentiments. Je me suis donc marié par obéissance et dans ce contexte j'ai formé la petite famille qui suit mes pas. J'ai cherché dans la femme que les dieux m'ont apportée une sœur pour le voyage en ce monde. Je supposais que l'amour, tel que nous le voyons dans la vie en général gérant tant de crimes et tant de conflits, n'était qu'une simple impulsion plébéienne des âmes moins désireuses de dignité sociale. Sincèrement, je n'ai pas trouvé en Hélène l'amie que mon esprit attendait. Dès que nous avons été plus intimes, j'ai perçu la distance morale qui nous séparait. Mais en elle j'ai trouvé une mère aimante pour mes filles et je me suis résigné.
Le jeune homme a esquissé un sourire d'amertume et a continué :
Nous ne commandons pas la vie, de sorte que nous lui sommes subordonnés avec pour devoir de profiter de ses leçons. J'ai fermé, ainsi, les portes de l'idéal et je me suis mis à exister, comme tant d'autres existent, effaçant en moi tout éveil du cœur. Mais maintenant que nous nous sommes rencontrés, je dors mal la nuit... Je me mets à penser que la chance me fera une surprise qui me facilitera le bonheur de me rapprocher de toi avec suffisamment de liberté pour t'offrir ce que j'ai... C'est peu, je sais. Mais c'est de tout mon cœur que je désire me réhabiliter pour te voir heureuse. J'ai imaginé une nouvelle vie qui serait seulement la nôtre, loin de cet endroit où de si nombreux souvenirs douloureux affligent mon âme... Nous prendrions avec nous Blandine et ton père, nous éloignant de tout ce qui pourrait changer le rythme de notre bonheur. Mais serait-il juste d'imaginer un plan aussi audacieux sans t'entendre ?