Notant cette dernière phrase marquée de déception et d'amertume, le fils de Varrus l'a interrompue, considérant, impulsif :
Si tu me veux et si je te veux tant que cela, pourquoi nous arrêter à ceux qui nous méprisent ? Nous renouvellerons nos chances, nous serons heureux, ton père nous comprendra...
Livia a laissé aller le flot d'émotion qui dominait son cœur et lui dit d'une voix hachée:
Liée à ton nom, tu as une femme qui t'a donné deux petites filles...
Ma femme ? — a répondu l'interlocuteur impatient — Et si je te disais qu'elle n'a pas trouvé en moi l'homme qu'elle attendait ? Et si je t'affirmais, avec des preuves évidentes, qu'elle se consacre à une autre espèce d'amour ?
La jeune femme a soupiré, affligée, et a commenté :
Je ne doute pas de ce que tu dis, néanmoins, le temps et l'esprit de sacrifice peuvent changer la situation...
Et montrant sa fille qui jouait plus loin, elle a ajouté avec assurance :
Blandine est aussi un amour qui a confiance en nous. Si nous adoptions une conduite identique à celle qui nous blesse, peut-être empoisonnerions-nous son cœur de façon irrémédiable. Que gagnerions-nous à la ravir des bras maternels ? Elle serait prisonnière, en esprit, aux arbres de son enfance... Avec cette séparation, elle verrait en sa maman une héroïne inoubliable que nous aurions répudiée avec dédain par notre geste, et la dévotion pure et simple que nous désirerions recevoir d'elle, serait probablement transformée en méfiance et douleur... Si un jour, elle doit ressentir le fiel de la vérité, que le calice de l'angoisse lui soit imposé par d'autres mains...
Tatien a regardé la petite, de loin, et s'est tu, la voix saisie de commotion.
— Nous serons ensemble ! — a expliqué la jeune femme le ranimant — par-dessus tout l'amour est entente, affection, communion, confiance, manifestation de l'âme qui peut exister sans engagement d'ordre matériel... Nous nous retrouverons en Blandine qui sera notre point de référence affective. Les jours passeront comme des ondes de beauté et d'espoir et... qui sait l'avenir ? Peut-être que le temps.
Avant même qu'elle eut pu finir sa phrase, la fillette les a rejoints avec un beau sourire à leur offrir une magnifique branche de géraniums rouges.
Son père s'est réfugié dans le silence et la petite a dominé la conversation racontant ses aventures pleines de grâce.
Quelques instants plus tard, le trio prenait le chemin du retour.
À l'entrée de la modeste maison où il avait aménagé, Basil les attendait manifestant visiblement des signes d'impatience.
En quelques mots, il leur a rapporté l'inquiétude qui l'affligeait.
Marcel était apparu, inopinément.
Livia est devenue toute pâle et avec délicatesse elle voulut éviter une rencontre entre les deux hommes ; mais, Tatien, le visage sombre, se décida à entrer pour le voir de près.
Le jeune homme, qui approchait de la trentaine, était grand et élégant, il avait une belle chevelure et un regard agité sur un visage énigmatique.
Il a étreint sa femme, avec joie, comme si rien de grave ne s'était produit entre eux deux, puis il a salué Tatien avec ferveur en arrivant même à le déconcerter. Il semblait presque satisfait de voir sa femme en compagnie d'un nouvel ami comme si cela soulageait sa conscience d'un lourd fardeau.
En quelques minutes, il leur a communiqué l'objectif de son voyage.
Il était à Lyon car il accompagnait un groupe de chanteurs renommé qui allait participer à de grandes manifestations artistiques.
Et peut-être pour prévenir indirectement sa femme, il a ajouté qu'il ne pourrait pas s'attarder très longtemps.
Ses compagnons attendaient son retour à Vienne. Une belle fête chez Titus Fulvius, un riche patricien parmi ses relations, l'obligeait à repartir rapidement.
Le père de Blandine a perçu chez l'arrivant un esprit totalement différent de la famille pour laquelle il s'était pris d'affection.
Marcel était turbulent, exhibitionniste, beau parleur.
Il donnait l'impression d'un garçon intelligent qui jouait avec la vie. Il n'exprimait pas dans son discours de phrases qui puissent dénoter d'une maturité d'esprit dans son raisonnement.
Il était passionné par les sujets relatifs à l'amphithéâtre qu'il fréquentait assidûment. Il connaissait le nombre de fauves enfermés dans les cages de Massilia, combien de gladiateurs pouvaient briller dans l'arène et combien de danseurs vivaient en ville dignes des applaudissements du public, mais ignorait le nom de celui qui gouvernait la riche Gaule narbonnaise où il vivait et méconnaissait complètement ses industries et ses traditions.
Tatien, qui l'écoutait au début avec une rancœur déguisée, a rapidement perçu la fatuité de ses propos, si bien qu'il s'est mis à l'analyser avec plus de calme et moins de sévérité.
Au fond, il était ennuyé. Ce visiteur inattendu était un obstacle sur son chemin. S'il le pouvait, il l'enverrait au bout du monde.
L'idée de l'éliminer dans quelque embuscade bien montée lui est passée par la tête, mais il n'était pas né avec la vocation d'un assassin et il a rapidement expulsé la tentation qui s'était insinuée dans son esprit.
Toutefois, il n'abandonnerait pas et mettrait tout en œuvre pour l'éloigner.
Alors que Marcel s'attardait, loquace, à la description de ses propres bravades, le fils de Varrus réfléchissait à la meilleure manière d'amener des amis à éloigner l'intrus.
Loin de la conversation, il imaginait comment exiler le mari de Livia vers quelque destination lointaine.
Il ne supporterait pas sa présence. Il fallait l'éloigner à tout prix.
C'est alors que Marcel lui-même lui offrit l'occasion espérée, disant son intention de retourner à Rome.
Il se sentait asphyxié par les difficultés financières. Seule la grande métropole lui permettrait de réaliser un profit facile à la hauteur de ses attentes.
Tatien a surpris la brèche qu'il cherchait.
Il a montré une rayonnante expression sur son visage et a expliqué qu'il pouvait le présenter à Claude Licius, le neveu du vieil Eustasius que la mort avait déjà emporté, et qui à Rome était respecté dans l'organisation et la direction des jeux du cirque. Il avait grandi à Lyon d'où il était parti répondant à des aventures couronnées de succès, et il était apprécié de nombreux hommes politiques qui ne lui nieraient pas leur coopération et leurs faveurs. Marcel trouverait certainement une excellente manière de démontrer ses qualités intellectuelles en guidant différents artistes.
Il y avait tant d'assurance dans les paroles prononcées pour ce nouvel ami que le beau- fils de Basil, enthousiaste, a accepté sa proposition sans hésiter.
Une lettre expressive a été écrite en ce sens.
Le fils de Varrus Quint demandait à son compagnon de jeunesse de le charger de quelque fonction rentable et méritée.
Une fois qu'il eut lu la lettre, Marcel s'est confondu en remerciements et sans la moindre considération pour sa femme et son beau-père, il a décidé de son départ pour Vienne le jour même. Il promettait de revenir rapidement pour organiser l'avenir avec ses proches. Il s'est rapporté aux vertus de sa compagne comme s'il devait nourrir son affection à coup de compliments et réaffirma au vieil homme mille déclarations d'amitié et d'admiration.
Et à la manière d'un oiseau ahuri et heureux de se voir libre, il les a salués, s'éloignant bruyamment avec d'autres amis vers la ville toute proche.
Commença, alors, pour la villa Veturius une belle période d'harmonie et de régénérescence.
Trois nuits par semaine, le palais résonnait de musiques prodigieuses et de conversations saines. Pendant que Livia et Blandine chantaient au son de la harpe et du luth, Tatien et Basil commentaient Hermès et Pythagore, Virgile et Ulpien, en de remarquables concours d'intelligence.