C'est alors qu'il a tout compris. Cette femme devait haïr leur présence. À Rome, elle avait probablement su que Tatien et sa petite fille s'était pris d'affection pour l'humble foyer et peut-être se considérait-elle flouée dans son affection.
Il a porté sa main droite à son cœur malade alors que des larmes coulaient inlassablement sur ses grosses rides. Livia qui perçut son affliction est accourue pour le soutenir.
Le vieil homme l'a étreinte, en silence, puis avec humilité, il a demandé à Teodul de lui donner un peu de temps.
Il désirait attendre le retour de Tatien pour s'entendre avec lui concernant la question.
L'envoyé d'Hélène, néanmoins, s'est montré inflexible.
Le problème ne pourrait attendre plus d'une semaine. Un certain transporteur retournerait à la métropole impériale, emportant l'argent qu'Opilius Veturius avait déboursé.
L'ancien, confus, a insisté pour que la mère de Blandine lui accorde la grâce d'une audience mais l'administrateur a dissipé ses espoirs.
Hélène ne se rabaisserait pas à s'entretenir avec des plébéiens, des employés ou des débiteurs.
Sans savoir quoi faire, Basil a finalement déclaré qu'il rendrait visite à quelques amis prestigieux afin d'étudier l'exigence inattendue, promettant une solution aussi rapide que possible.
Une fois seul avec sa fille, il a examiné, angoissé, le problème que le destin lui imposait.
Il se sentait exténué.
Jamais il n'obtiendrait la somme à la hauteur du rachat de la dette.
Malgré les efforts de la jeune femme pour le consoler par des marques d'affection et d'encouragement, il n'arrivait pas à se soustraire à l'abattement qui le dominait.
Convaincu que les seuls bienfaiteurs capables de l'assister pour surmonter cet obstacle seraient ses compagnons d'activité chrétienne, la nuit même il s'est rendu à l'humble résidence de Lucain Vestinus, un ancien prêtre réfugié dans un abri où se réunissait un groupe de prière.
Basil et la jeune fille n'imaginaient vraiment pas que Teodul les suivait en cachette. Localisant l'endroit où les chrétiens se rassemblaient, l'intendant s'est rendu à. l'exploitation agricole, échafaudant des plans pour initier la perquisition.
La réunion évangélique, au domicile de Vestinus, était marquée par de très grandes appréhensions.
À peine une vingtaine de compagnons participaient au culte.
Plusieurs familles apparemment vouées à l'Évangile avaient fui craignant la présence de Valérien.
L'église de Lyon, tant de fois cruellement mise à l'épreuve, connaissait l'extension de la violence romaine.
Parmi les prosélytes qui n'avaient pas déserté, commencèrent à apparaître des manifestations d'apostasie.
En raison de cela, seuls les esprits les plus valeureux dans leur foi s'exaltaient à l'idée d'affronter la nouvelle persécution qui s'esquissait, infaillible.
Vestinus, prenant la parole, a formulé une prière émouvante et a lu dans les messages sacrés, la sublime recommandation du Seigneur : — « Que votre cœur ne se trouble. Vous qui croyez en Dieu, croyez aussi en moi14.
14 Évangile de l'apôtre Paul 14 :1-6 (Note de l'auteur spirituel).
Méditant sur ce verset, enflammé de confiance, il a élevé la voix et a commenté :
— Mes amis, nous croyons que l'heure est des plus significatives pour notre famille spirituelle.
Des sympathisants de notre cause, fonctionnaires du gouvernement, nous informent que l'oppression va éclater, cruelle.
Notre foi, si souvent marquée par le sang de nos ancêtres, réclamera probablement le témoignage de notre sacrifice !
Regardons la vie de plus haut !
Quand le Maître nous a invités à sa forteresse, il nous a prévenus des embûches qui nous assailliraient dans le temps.
Les enfants de l'ignorance et les dévots des divinités sanguinaires qui acceptent des offrandes de chair vivante peuvent disposer du pouvoir terrestre.. Ils jouissent dans des voitures d'or et de pourpre, ivres de plaisir, comme des fous qui savourent inconscients sur des cadavres entassés pour s'éveiller plus tard sous le fouet cinglant de la vérité qui les guettent à l'heure de la mort.
Mais nous, les serviteurs invités à labourer avec le Seigneur le sol embourbé de la misère humaine, pouvons-nous par hasard nous attendre au repos ?
Depuis le jour où s'est levée la croix du Calvaire pour l'Envoyé céleste, aucun autre chemin de résurrection ne nous a été montré.
Jusqu'au Christ, les dieux barbares possédaient le monde. Les temples étaient de véritables maisons de commerce où l'on négociait avec les génies infernaux. Un pigeon sacrifié, un mouton mort ou les viscères chauds d'un taureau étaient des oblations en échange de faveurs d'ordre matériel.
Avec Jésus, nous sommes appelés à construire le royaume glorieux de l'esprit. Le ciel est descendu jusqu'à nous, les entraves qui limitaient notre raisonnement dans le cercle étroit de l'animalité inférieure ont été rompues et la dignité de l'âme humaine s'est révélée, divine, nous montrant sa beauté éternelle !
Nous ne pensons pas que le christianisme soit à la veille de terminer son apostolat parmi les créatures.
Le Christ ne fait pas d'exclusivité.
Tant qu'il y aura un gémissement d'enfant malheureux sur terre, l'œuvre du Seigneur nous poussera au service et au renoncement !...
En conséquence, pendant que nos frères plus faibles fuient le témoignage de la réalité et alors que les moins convaincus tombent dans la tromperie malheureuse de l'incroyance et du doute, marchons sans peur avec la certitude que le monde attend notre part de sueur et de martyre afin de se restaurer dans ses fondements sublimes.
Pendant plus de deux siècles, nous avons pleuré et nous avons souffert.
Nos pionniers ont été arrachés à leur famille par la trahison, les calomnies, les coups et la mort.
Nous sommes les héritiers de la foi immortelle des vénérables apôtres qui nous l'ont transmise de leur propre sang, avec leurs propres larmes ! Pourquoi démériter leur confiance en se disant abandonnés ?
« Que votre cœur ne se trouble — a dit le Seigneur —, vous qui croyez en Dieu, croyez aussi en moi ! ».
Nous sommes en paix parce que nous croyons ! La peur ne nous inquiète pas, parce que nous croyons ! La victoire spirituelle sera nôtre, parce que nous croyons !...
La parole inspirée du vieux prêcheur se fit silencieuse pendant un long moment.
La petite salle semblait soudainement enflammée de lumière et les murs se sont comme effacés aux yeux spirituels de Vestinus.
Les six femmes et les quatorze hommes présents se sont tous regardés, émerveillés, en extase. Aimantés par un destin commun, ils ressentaient un bonheur uniquement accessible à ceux qui réussissent à tout dépasser et oublier par amour pour un idéal sanctifiant.
Basil pressait entre ses mains la main droite de Livia avec ce paternel enchantement des grandes affections qui méconnaissent la mort.
Près d'eux, la veuve Césidia et ses filles Lucine et Prisca se sont regardées, heureuses.
Hilarion et Marciane, Tiburce et Scribonia, deux vieux couples qui avaient tout cédé pour la cause du Seigneur, se sont étreints, contents.
Livia, regardant les visages exaltés qui l'entouraient, ne ressentait plus la crainte qui l'oppressait au début. Manifestant une souveraine tranquillité de cœur, elle s'est souvenue de Tatien et de Blandine, les seuls amis les plus intimes qui lui restaient.
Comme elle les aimait profondément !
Tatien avait une femme et un foyer et Blandine grandirait et aurait, tout naturellement, une belle destinée.