L'intendant, impassible, a écouté l'accordeur qui lui a parlé avec une grande humilité.
Il prétendait s'absenter pour quelques jours et suppliait l'autorisation de laisser intacte la résidence en guise de garantie partielle de la somme due à Opilius Veturius.
Il n'oublierait pas ses engagements.
Face à cette sollicitation inopinée, intrigué Teodul a fait patienter le philosophe.
II ne pouvait répondre sans en parler à la maitresse de maison.
La simplicité du vieillard le désarmait. Serait-il juste de se méfier de lui — pensait l'astucieux intendant —, mais où irait Basil sans connaissance et sans argent si ce n'est à la misérable chaumière de Lucain Vestinus ? La demande était faite sans intention secrète car le vieil homme ne pouvait ignorer que lui, Teodul, avait les moyens de le suivre en cachette et de découvrir le nouvel endroit où il se trouverait.
Avec de telles réflexions en tête, il est allé voir Hélène qui a écouté ses remarques, enchantée. Elle ne semblait pas avoir les mêmes appréhensions. D'ailleurs, elle se dit satisfaite et tranquille.
Devant la perplexité de son ami, réjouie et malveillante, elle lui fit observer :
Tout se déroule selon mes plans. Ne t'inquiète pas. Le prétexte de la dette est la contrainte dont nous avions besoin pour faire partir les intrus. Si nous pouvons les attraper comme des oiseaux hébétés dans l'illégalité, c'est d'autant mieux. Arrêtés et exécutés comme chrétiens, ils disparaissent du chemin de Tatien et de Blandine, sans soucis pour nous. Mon mari hait les nazaréens. Informé que ses amis sont partis, contrarié par l'expurgation, même s'il en souffre, il saura se raisonner. Teodul souriant a demandé admiratif : — Et la maison ? Nous la recevrons, alors ?
Sans aucun doute — répondit-elle résolument —, c'est Basil lui-même qui nous l'offre. Lors de nos explications, nous gagnerons ainsi l'assentiment de Tatien. Nous dirons que le vieil homme, certain de l'affection de notre maison, est venu nous demander une aide morale plaçant la résidence sous notre bonne garde et que nous avons tout fait pour le sauver, en vain, mais que finalement nous avons conservé son domicile inchangé pour qu'il le trouve dans les mêmes conditions qu'il l'avait laissé... Cela sera la démonstration de notre sincérité imposant à Tatien la juste résignation face aux faits consommés.
Magnifique ! — lui fit l'administrateur ayant l'impression d'avoir trouvé une heureuse solution au délicat problème.
De bonne humeur, il est retourné voir Basil et l'a informé que la décision avait bien été reçue, que la maîtresse de maison était d'accord avec la nouvelle et que la résidence serait bien gardée jusqu'à son retour.
Le libéré de Carpus a souri, soulagé. L'approbation signifiait la liberté.
Il pouvait, maintenant, retourner chez Lucain, auprès de sa fille, sans surprise ou contrainte.
Le philosophe et Livia se sont empressés de mettre en ordre de vieilles archives et des objets d'art pour partir le jour même, au crépuscule...
Pour ne pas aborder la souffrance morale de cet adieu, se tenant l'un contre l'autre, ils commentaient la beauté du ciel où couraient des nuages solitaires colorés par le coucher du soleil embrasé ou évoquaient le fort parfum des fleurs alentours.
Attendris, ils regardaient le paysage, chacun plongé dans ses pensées portant les souvenirs les plus doux dans leur cœur. Ne voulant pas se tourmenter mutuellement avec des plaintes, ils feignaient la distraction et la sérénité devant la nature, ignorant que Teodul guettait leurs pas, inlassablement...
Informée du lieu où l'accordeur s'était réfugié, le lendemain, Hélène a sollicité une audience à Egnas Valérien, alléguant un besoin urgent de s'entendre avec l'envoyé d'Auguste.
Le haut dignitaire l'a reçue sans réserve.
À seule avec le légat, elle a exposé la question sans préambules.
Les familles les plus haut placées de cette ville — dit-elle sur un ton d'orgueil blessé dans la voix — font face à des difficultés insurmontables pour maintenir l'ordre domestique. Le christianisme, en prêchant une fraternité impraticable, perturbe les esprits les plus sains, pervertissant les esclaves et les serviteurs. L'indiscipline se généralise. La discorde gronde. Des hommes valides et des femmes fortes fuient le travail après avoir été en contact avec les enseignements du prophète crucifié qui, au fond, est devenu un terrible adversaire de l'Empire. Les traditions ne sont plus respectées et le foyer romain perd ses plus légitimes fondements.
Le légat attentif l'a écoutée et avec révérence, il a demandé :
Mais, nous pourrions peut-être recevoir des suggestions pour réaliser la tâche corrective ? Depuis mon arrivée, les enquêtes ne cessent méthodiquement. Nous avons déjà réussi à avertir bon nombre de prosélytes importants qui ont accepté de s'en aller.
Et, donnant une idée des extorsions effectuées, il a souligné :
Sachant qu'un homme représentatif ne peut oublier, sans dommages, la responsabilité dont il est investi, j'ai fait preuve de la plus grande patience. Ceci étant, j'ai décidé que tous les sympathisants de la cause détestée seraient entendus... J'ai eu le plaisir de constater qu'ils réaffirmaient leur fidélité aux dieux et à César et venant de presque tous, j'ai reçu de généreux dons destinés à notre magnanime empereur. La mesure a eu des résultats favorables, couronnant notre enquête d'un triomphe total. Maintenant, j'admets qu'il est possible d'épurer les classes les plus basses de notre structure sociale. La justice ne saurait tarde
Nous sommes anxieux ! — garantit Hélène satisfaite — jamais nous n'avons été témoin de tant de manifestations de rébellion ! Jamais nous n'avons assisté à de si grands spectacles de révolte et de dégradation ! Certains connaissent l'existence de différents groupes de conspirateurs contre la légalité dans les quartiers pauvres. Notre administrateur, par exemple, connaît l'un de ses endroits où des personnes méprisables articulent les complots qui nous menacent. Notre propre maison a un esclave et sa fille en fuite dans cet abri à chauve-souris humaines. Ils conspirent dans l'ombre contre la vie des patriciens et contre les maîtres des terres. Il ne serait pas étonnant qu'une rébellion de sang et de mort éclate d'un moment à l'autre...
Avant que son interlocuteur ait eu le temps de poser d'autres questions, elle a ajouté de manière significative :
J'ai avec moi la documentation probatoire. Intrigué, Valérien se grata la tête et lui
dit :
La dénonciation est vraiment grave, l'administrateur de la Villa Veturius peut collaborer avec les autorités ?
Parfaitement.
Nous commencerons l'expurgation sans tarder. Je peux compter sur sa présence ce soir même ?
Teodul comparaîtra — acquiesça-t-elle, résolue.
Effectivement, au crépuscule, l'intendant d'Opilius s'est rendu à la caserne. Une fois là- bas, il fut présenté à Libérât Numicius, le chef de cohorte désigné par le propréteur à la demande de Valérien pour initier les modalités punitives.
Les sentiments qui les animaient l'un et l'autre étaient si proches que dès qu'ils se sont vus, ils ont sympathisé.
Teodul a informé son nouvel ami qu'il lui indiquerait sans se compromettre la maison de Vestinus. Il a prétexté que la rébellion des nazaréens avait lieu dans différents groupes d'action conjuguée et connaissant d'autres centres de conspiration, il pourrait être un précieux collaborateur dans la répression s'il gardait l'anonymat pour ce service d'intelligence rendu.
Loquace, Libérât fut d'accord et après avoir joyeusement bu plusieurs verres de vin, ils se sont mis en route.
Commandant une petite expédition de soldats et d'huissiers déterminés, Numicius, sous l'orientation de l'employé de Veturius, a entouré l'abri des partisans de l'Évangile alors que le propriétaire de la maison prononçait les derniers mots de la prière enseignée par le Maître :