... ne nous laisse pas succomber à la tentation, mais délivre-nous du mal, car c'est à toi qu'appartiennent le règne, la puissance et la gloire pour les siècles des siècles, ainsi soit- il!
Lucain a ouvert les yeux et la sérénité qui les envahissait était si grande qu'ils semblaient s'éveiller d'une vision céleste. À cet instant, l'émissaire de la persécution, presque ivre, s'est posté devant l'assemblée chrétienne en criant aux sbires effrontés :
Entrons ! C'est ici même. La bande de renards est dans la tanière !.
Personne n'a répondu.
Les agents armés ont pénétré bruyamment dans l'enceinte.
Sarcastique, Numicius fit observer :
J'ai déjà visité des rassemblements comme celui-ci. Je n'ai jamais vu une race aussi lâche que celle des disciples du Juif crucifié. Ils reçoivent des gifles, livrent leurs femmes, souffrent de la prison et meurent sous les insultes, sans réaction aucune ! Véritables chauves-souris repoussantes !
Il a craché quelques malédictions et posant son regard alentour, il a bruyamment demandé:
Qui est le chef de bande ?
Voyant que personne ne répondait, il a repris sa phrase et a renouvelé sa question :
Qui est le maître de la maison ici ? Dignement, Lucain s'est levé et s'est présenté :
Le maître de maison est Jésus et je suis le responsable.
Jésus ? Ben voyons... — s'est écrié Numicius en riant — toujours les mêmes
fous!...
Il a posé son regard ironique sur Vestinus et a continué :
Vieux détestable où sont tes responsabilités. Si tu as de la moelle dans la cervelle abjure la sorcellerie ! Rends hommage aux dieux et affirme ta fidélité à nos empereurs. Probablement, ainsi, le tableau de cette nuit pourra se voir modifier.
Je ne peux pas ! — lui dit l'apôtre, serein —je suis chrétien. Je n'ai d'autre Dieu que Notre Père Céleste dont la grandeur et l'amour se sont manifestés sur terre par Notre Seigneur Jésus-Christ.
Renie tes sortilèges, sorcier ! — a clamé Libérât le visage congestionné — abjure ou tu sentiras le poids de ma décision !...
Je ne peux pas modifier ma foi — a répondu Lucain avec calme et simplicité.
Le poing fermé du cruel interlocuteur est tombé sur le visage vénérable.
Vestinus a chancelé, mais soutenu par deux frères qui se sont dépêchés de l'aider, il s'est immédiatement repris séchant un filet de sang que le coup avait provoqué au coin de sa bouche.
Livia, Lucine et Prisca, les femmes les plus jeunes de l'enceinte, ont éclaté en sanglots, mais le vieil homme reprenant la parole les a consolées en s'exclamant :
Mes filles, ne pleurez pas pour nous ! Pleurez pour nos persécuteurs en priant pour eux. Serait-il un plus grand malheur que de se voir confier à l'égarement du pouvoir pour se réveiller dans les bras terribles de la mort ?
Il a dévisagé d'un regard compatissant le bourreau et expliqua :
L'homme qui nous frappe est Libérât Numicius, chef d'une cohorte romaine. Par deux fois, j'ai déjà vu ses mains flageller les protégés de l'Évangile... Pauvre frère ! Il croit être le seigneur de la vie quand les plaisirs criminels dominent son cœur ! En vain, il cherche à se débattre contre les coups de la maladie et les maux de la vieillesse qui actuellement guettent son corps... Demain, précipité dans la profonde vallée de la méditation par la disgrâce politique, peut-être se tournera-t-il vers Jésus, cherchant la justice et un soutien moral !
Les compagnons de Numicius l'écoutaient stupéfaits.
L'agent de Valérien a en vain essayé de réagir mais des forces intangibles immobilisaient sa gorge.
Lucain, le visage illuminé par la foi, a continué, d'une voix ferme :
Il est possible que les persécuteurs nous imposent la mort. Peut-être, serons-nous immédiatement conduits aux plus affligeants témoignages !
Il fit une courte pause, puis a continué se tournant vers ses amis :
Toutefois, ne craignons pas la visite du martyre ! Nous avons tous été appelés à suivre Notre Seigneur portant une lourde croix sur nos épaules endolories. Le calvaire est en place, la poutre se tient droite debout, la flagellation continue... Réjouissons-nous de notre condition de Cyrène de l'Éternel Ami ! C'est un honneur de mourir pour le bien dans un monde où le mal règne encore victorieux... Nous aurions honte de notre bonheur aux côtés de tant de cœurs plongés dans la misère, dans l'esclavage et la souffrance !... Tout passe ! Les empereurs qui nous ont humiliés, se glorifiant des pompes du triomphe, n'ont jamais pensé aux cauchemars qui les attendaient dans la tombe !... Aujourd'hui, nos adversaires réduisent notre chair à de la boue sanglante, mais l'Esprit du Seigneur, rénovant le monde pour le bonheur éternel, répandra nos cendres sur les champs où, hagards et malheureux, ils se combattent inutilement !... Maintenant, ce sont des dominateurs assis sur le trône de l'illusion qui les dirigent, mais plus tard ils imploreront la paix portant les ulcères de la mendicité dans la grande maison de Dieu !... Malheureux ! Pour eux, la lutte sur terre signifie encore se plonger dans la boue dorée... Ils se bousculent les uns, les autres, se disputant la tombe où leurs rêves de grandeur se réduisent à une poignée de poussière ; ils s'entretuent sous l'empire de la haine qu'ils propagent et où ils s'annihilent ; ils se dépècent dans des concours de sang et incarnent la ruine de leurs sombres jours !... Pleurons, donc, pour eux ! Déplorons leur malheur ! Combien de temps passeront-ils avant de réchauffer leur âme au soleil de la foi ?...
Puis comme le silence se faisait pesant, Vestinus a affronté le regard lâche de Numicius et s'est exclamé :
Donne du travail à tes coopérateurs ! Si tu as la mission de nous ouvrir les portes du cachot, ne te retiens pas ! L'esprit de l'Évangile brille sur la prison.
Voyant que Lucain lui tendait valeureusement ses mains ridées, Libérât s'est avancé prononçant quelques mots d'usage au nom de l'État et lui a attaché les poignes.
Les collaborateurs ont suivi le mouvement menottant tous les autres. Certains membres de la servile expédition ont posé leur regard lascif sur les jeunes femmes tremblantes mais la présence de Vestinus dont les paroles leur avaient jeté tant de vérités à la figure, leur imposait le respect.
Le voyage se fit en silence.
Comme des animaux dociles, les chrétiens n'ont pas réagi, se soutenant en prononçant de ferventes prières, mais alors qu'ils pénétraient dans le patio de la prison, ils se sont regardés angoissés.
Quelque chose se passait conformément à leur attente.
La voix sèche de Numicius a ordonné qu'ils s'arrêtent un moment et Livia, Lucine et Prisca ont été brutalement séparées du groupe.
Il existait une ancienne loi qui interdisait le sacrifice des vierges dans les spectacles et, sous ce prétexte, il était de coutume de séparer les arrivants des femmes les plus jeunes pour que la cruauté des bourreaux vole leur pureté corporelle avant tout interrogatoire plus sévère.
Le vieil accordeur a étreint Livia dont les yeux étaient voilés de larmes qui n'arrivaient pas à couler et lui dit ému :
Adieux, ma fille ! Je crois que nous ne nous verrons plus dans cette vie mortelle. Mais, sache que je t'attendrai dans l'éternité... Si tu t'attardes sur terre, ne te sens pas loin de mes pas. Nous resterons ensemble en esprit... Seule la chair demeure à l'ombre de la tombe... Si tu es offensée, pardonne... Le progrès du monde se fait avec la sueur de ceux qui souffrent, et la justice parmi les hommes est un sanctuaire qui s'élève par la douleur des perdants... Ne te consterne pas, ne te crois pas abandonnée !...
Il a levé les yeux en l'air comme pour lui montrer que le ciel est la dernière patrie qu'il leur restait, et il a conclu :
Un jour, nous serons à nouveau réunis dans un foyer sans larmes et sans mort !...
Un sourire amer est apparu sur son visage.