Vous êtes les jardins de l'immensité, Suspendus au bleu du ciel.
Tatien et sa fille ont échangé un regard muet empreint d'un indicible étonnement.
L'hymne comportait quelques modifications mais c'était le même...
Extatiques, ils se sont rappelés ce crépuscule inoubliable sur le Rhône quand ils ont pénétré pour la première fois dans la maison de Basil.
De qui était cette voix ?
Quand la chanson fut terminée, le patricien très pâle s'est adressé à Lucius Agrippa, en l'interrogeant :
— Ami, de grâce, pourriez-vous me parler de la musique que nous venons d'entendre dans votre propriété ?
L'interpellé a souri avec bonté et lui a expliqué :
Illustre Seigneur, la voix est celle d'un garçon qui chante pour une pauvre mère qui agonise.
Qui est cette femme ? — a demandé Tatien avec anxiété.
C'est une servante aveugle qui habite chez nous depuis trois ans et qui depuis plusieurs mois est alitée malade d'une peste chronique. Elle arrive maintenant au bout de ses peines...
Le visage blême, le patricien a pris la petite main de sa fille et a demandé à voir la malade.
À ce regard suppliant et sincère, Agrippa n'a pas hésité.
Prenant les devants, il a guidé les visiteurs entre de courtes allées d'arbres jusqu'à une minuscule pièce bien éclairée qui se trouvait dans le fond.
La fenêtre ouverte laissait échapper les notes harmonieuses de l'instrument bien accordé.
Tatien a traversé la porte le cœur précipitant...
Jamais il n'oublierait le tableau qu'il avait devant les yeux, Livia presque cadavérique écoutait, haletante, un garçon humble et sympathique qui chantait avec une immense tendresse.
Livia ! — s'est-il écrié, stupéfait.
Livia ! Livia ! — a répété Blandine ardemment.
La malade eut un indicible sourire sur son visage calme et a tendu ses mains murmurant entre les larmes :
Enfin!... enfin!...
Le patricien a fixé consterné les restes encore vivants de la femme qu'il avait aimée, à qui il avait consacré toute son affection avec une fraternelle tendresse. Ses yeux éteints exprimaient une amère vacuité et son visage triste ressemblait davantage, maintenant, à un masque d'ivoire délicat garni d'une épaisse chevelure noire qui n'avait pas changé.
Alors que Blandine s'inclinait affectueusement sur le lit, il voulut clamer la révolte qui assaillait son cœur mais un lourd nuage de douleur étranglait sa gorge.
Livia devina son angoisse et ayant remarqué la présence d'Agrippa, elle fit de courtes présentations afin d'alléger la tension du moment.
Monsieur Lucius — s'exclama-t-elle —, voici les amis que j'attends depuis longtemps... Dieu n'a pas voulu que je meurs sans les étreindre une dernière fois... Celse Quint aura désormais une nouvelle famille...
Le propriétaire de la maison a salué Tatien et Blandine et, percevant que le groupe désirait un peu plus d'intimité, il s'est retiré, courtois, promettant de revenir bientôt avec Domicia.
C'est alors que le fils de Varrus s'est mis à gémir étrangement comme s'il portait un fauve occulte dans son thorax qui laissait échapper d'effrayants rugissements... Et parce que Livia l'incitait au renoncement et à la sérénité, il a explosé d'une voix stridente et émouvante :
Pourquoi te retrouver, ainsi, en cet instant terrible d'adieu ? Pauvre de moi !... Je suis damné prisonnier des griffes impitoyables des génies infernaux ! Je suis comme la tempête qui passe et siffle entre les ruines... J'ai tout raté. Pourquoi me suis-je attaché de cette façon aux sinistres dieux ? Du bonheur, je n'ai trouvé que des restes fumants... J'ai essayé d'avancer dans le monde avec l'intrépidité de mes ancêtres et j'ai toujours agi selon ce que les traditions m'ont enseigné de plus pur, mais toutes les épreuves m'attendaient trompant mes désirs ardents... Je suis le fantôme de moi-même ! Je me méconnais !... La mort a suivi mes pas... Je suis un perdant que la vie contraint à marcher parmi ses propres idoles brisées !...
Le gendre de Veturius étouffé par les larmes abondantes qui coulaient sur son visage s'est interrompu.
Profitant de cet intervalle, la malade est intervenue avec une inflexion émouvante dans
la voix:
Tatien, pourquoi nourrir la tourmente en ton cœur, face à la sérénité de la vie ?... Tu te plains du monde... Ne serait-il pas plus juste de nous en prendre à nous- mêmes ?... Comment peux-tu te laisser aller à blasphémer alors que tu possèdes un corps aussi robuste ? Pourquoi te révolter quand les activités de chaque jour peuvent compter sur tes bras libres ?... Jai appris avec Jésus que la lutte est aussi importante pour notre âme, que le sculpteur est précieux à la création de la statue !... Dans le passé, nos scrupules nous obligeaient à garder la foi loin de nos conversations les plus intimes... Mon père me recommandait de ne pas offenser tes convictions... Mais aujourd'hui, je ne suis plus la femme que le monde pourrait rendre heureuse... Je suis à peine une sœur qui prend congé... Quelques mois avant notre rencontre sur les marges du Rhône, nous avons rencontré Jésus à Massilia... Notre esprit s'est modifié... Avec lui, nous avons appris que le divin amour préside à la vie humaine... Nous sommes de simples étrangers sur terre !... Notre vrai foyer brille dans l'au-delà... Il faut dépasser valeureusement les épreuves de l'existence... En vérité, je suis aveugle et je n'ignore pas que la mort approche, néanmoins, il y a une lumière qui s'éclaire dans mon cœur... LeChrist..
Mais son interlocuteur a coupé sa phrase hésitante et s'est écrié :
Toujours l'ombre de ce Christ à traverser mon chemin... Encore jeune, quand j'ai découvert l'amour de mon père, ce fut pour vérifier sa complète reddition au prophète juif ! Quand j'ai cherché à ramener ma mère à l'équilibre de l'intelligence, elle ne se reportait à personne d'autre et elle est morte en aspirant à l'influence de cet intrus... Quand je suis allé voir Basil, à mon retour de Rome pour lui rappeler mon affection qui me poussait au culte de la mémoire paternelle, le compagnon que j'ai tant aimé s'était immolé pour lui... Je me jette à ta poursuite, je dépense mes meilleures forces pour revendiquer ton affection, mais en te retrouvant je te vois aussi entre les mains invisibles de cet inconnu Sauveur que je n'arrive pas à comprendre... Oh, Dieux infernaux, qu'avez-vous fait de moi?...
Livia est devenue plus livide.
Blandine a pris ses mains et allait lui adresser quelques mots, mais la malade avec la sérénité de ceux qui ont trouvé la paix au fond d'eux-mêmes a levé la voix et dit tristement :
— Ton injustifiable réaction est inutile ! Dans ce lit qui me sert de croix libératrice, je vis auprès de nombreuses affections qui m'ont précédée dans la mort !... Mes yeux de chair ont été brûlés pour toujours, mais une vision nouvelle enrichit ma vie intime... Je vois mon père à mes côtés... Il m'étreint avec son amour de toujours... Et il demande ton silence devant les vérités que tu ne peux encore percevoir... n affirme affectueusement que tu as perfectionné ton esprit à travers le voyage des Siècles... mais ton cœur, bien que généreux, est une perle emprisonnée dans une boîte en bronze... L'excès d'Intelligence a éclipsé ta vision... Tu souffres comme un homme qui a perdu la raison, refusant le remède libérateur... Tes larmes de rébellion spirituelle accumulent de denses nuages d'affliction sur ta propre tête !... Tu t'es arrêté volontairement à des illusions qui te blessent l'âme... Mon père te supplie de te calmer et t'incite à la réflexion... Il assure que nous nous trouvons tous enchaînés à travers des existences successives... Nous sommes les bourreaux et les bienfaiteurs des uns des autres... Seules les leçons du Christ bien vécues réussiront à nous sauver en éliminant les sinistres liens de la haine et de la vanité, de l'égoïsme et du désespoir qui nous enchaînent... Aie pitié de tous... des êtres supérieurs et des êtres inférieurs, de ceux qui t'aident et de ceux qui te bafouent, des vivants et des morts... Ne rends pas le mal par le mal... Pardonne toujours... Seulement ainsi tu feras la lumière en toi pour que tu puisses discerner la vérité... Mon père m'annonce que le départ approche... Cet instant a été retardé rien que pour toi, nous t'attendions afin de remettre entre tes mains les derniers devoirs que la terre m'a réservés... Aujourd'hui, cette mission sera accomplie... Je suis heureuse de la grâce qui m'est faite de t'avoir avec Blandine à mes côtés... Maintenant, c'est la fin de ma tâche...