Il avait engagé un professeur compétent et la vie passait dans une atmosphère bénie de paix, bien que perturbée de temps à autres par la santé précaire de Blandine qui n'était toujours pas complètement guérie. Malade et abattue, sa fille voyait le temps passer entre l'affection inaltérable de Tatien et de Celse, prête à faire son envol pour le paradis.
Bien que conduite par les mains protectrices de son père en promenade sur le fleuve ou en forêt, jamais plus les couleurs rosés et saines de l'enfance n'étaient apparues sur son visage. Combien de fois avait-elle été surprise en profonds sanglots et, quand son père ou Celse l'interpellaient, elle leur disait attristée qu'elle avait vu l'ombre d'Hélène qui suppliait ses prières.
Tatien savait qu'en commun accord, sa fille et Celse s'étaient convertis au christianisme, mais son âme s'était bien trop transformée pour retirer à l'adolescente torturée la seule source de consolation capable de lui rendre la paix, le réconfort, l'espoir et la joie.
Personnellement, il était toujours dévoué à Cybèle, invariable défenseur des dieux immortels, et pourtant les amertumes sur terre avaient enseigné à son cœur que le bonheur spirituel n'est pas le même pour tous.
Deux ans étaient passés rapidement...
Celse, robuste et bien disposé, était maintenant un précieux compagnon pour son père adoptif, il participait aux travaux de la petite écurie, quant à Blandine, elle empirait sensiblement.
Si la jeune fille essayait de jouer de la harpe ou du chant, de longues quintes de toux l'obligeaient à s'interrompre.
Son père à l'agonie ne dispensait aucun sacrifice pour lui rendre la santé mais la nature semblait condamner la malade à d'interminables souffrances.
De passage à Lyon, un célèbre médecin gaulois de Mediolanum23 a été appelé et a suggéré à Tatien d'amener sa fille dans la ville où il habitait pour un traitement approfondi de sa spécialité. Ce changement temporaire l'aiderait probablement à reprendre des forces.
Son père aimant et dévoué n'a pas hésité.
N'ayant pas comment payer ces dépenses qui dépassaient leur budget habituel, il a fait un prêt important et est parti avec ses enfants pendant l'été de l'année 259.
Aujourd'hui Évreux (Note de l'auteur spirituel).
Et malgré les énormes dettes contractées et tous les sacrifices encourus dans le processus de cure à laquelle elle avait été soumise, la malade est revenue sans améliorations.
Les luttes paternelles continuaient tourmentées.
Des jours difficiles se multipliaient quand une visite inattendue vint les surprendre.
Anaclette, leur loyale amie, venait leur faire ses adieux.
Ayant déjà vécu la moitié d'un siècle, elle avait décidé qu'elle ne pouvait plus supporter les agitations de la ville impériale.
Elle se disait épuisée.
Blandine et son père écoutèrent, terrifiés, les nouvelles dont elle était porteuse.
Le vieil Opilius était mort deux hivers auparavant tourmenté par de terribles cauchemars et Galba, peut-être las des excès passés voulut aller vivre à Campanie, mais sa femme de plus en plus avide d'aventures et d'émotions l'en empêcha...
Depuis le décès d'Hélène, une fois définitivement éloignée de l'influence de son ancien foyer, la jeune épouse fut prise d'une incompréhensible soif de plaisirs. Et alors que son mari se retirait à la campagne, elle s'offrait à la pernicieuse influence de Teodul qui s'était installé au palais de Veturius comme s'il était un proche parent. L'intendant l'accompagnait à toutes les fêtes et favorisait des affections illicites, jusqu'à ce qu'un jour, surpris par Galba dans une position compromettante dans le lit conjugal, celui-ci le poignarda sans la moindre commisération.
Une fois le crime commis qui comme tant d'autres était passé inaperçu aux yeux des autorités bien soumises, le frère d'Hélène est resté alité, pris de délire.
Pendant quelques jours, Anaclette racontait qu'elle avait veillé sur lui, niais fatiguée, elle avait fini par obéir aux instructions de la maîtresse de maison qui lui recommandait de se reposer. ET dès la première nuit où elle s'était livrée au repos dans sa chambre, Galba était mystérieusement décédé, alors que quelques esclaves de confiance assuraient en sourdine que le propriétaire des lieux avait été empoisonné par sa propre femme avec une tisane préparée par elle-même.
Face à ces catastrophes, Tatien et sa fille pleuraient.
La disgrâce morale de Lucile les atterrait.
Ils ont insisté pour que leur veille amie reste avec eux mais la dévouée servante a admis qu'elle était devenue chrétienne et qu'elle désirait se retrouver seule pour reconsidérer le chemin parcouru. Elle avait donc décidé de retourner sur l'île de Chypre répondant à la demande affectueuse des derniers parents qui lui restaient.
Accompagnée de deux neveux qui s'occupaient d'elle, elle ne s'est pas attardée plus d'une semaine prenant ainsi congé de ses chers amis pour toujours.
Impressionnée peut-être par les affligeantes nouvelles rapportées de Rome, Blandine ne s'est plus levée.
En vain Tatien l'entourait de surprises et de caresses... En vain, Celse Quint lui racontait de nouvelles histoires de héros et de martyrs.
Petit à petit, la malade renonçait à toute espèce de nourriture et ressemblait chaque fois davantage allongée dans son lit blanc à un ange sculpté dans l'ivoire uniquement animé par ses yeux sombres encore vivants et brillants.
Une nuit, juste à la veille d'un grand spectacle organisé en hommage à d'illustres patriciens où Tatien serait investi de grandes responsabilités, la patiente l'a appelé et lui a serré affectueusement les mains.
Ils ont échangé un inoubliable regard où s'exprimait toute l'immense douleur qui étranglait leur âme devinant des adieux tous proches.
Père — lui dit-elle mélancolique —, je sais que je ne tarderai pas à retrouver les nôtres...
Tatien a cherché, en vain, à retenir les larmes qui inondaient ses yeux.
Il aurait voulu lui parler pour la tranquilliser mais n'y parvint pas.
Nous avons toujours été unis, papa ! — a continué la jeune fille triste — à ce jour, je n'ai rien fait sans votre approbation... Mais aujourd'hui, je voudrais demander votre accord pour réaliser un désir avant de partir...
Et sans que son père ait eu le temps de poser des questions, elle a ajouté :
Permettrez-vous que je reçoive la mort dans la foi chrétienne ?
Le patricien a reçu cette demande comme s'il était poignardé dans les fibres les plus profondes de son âme.
Une douleur intraduisible où se mêlaient la tristesse et la jalousie, le fiel et l'angoisse lui fit plier l'échiné amèrement..
Toi aussi, ma fille ? — a-t-il demandé en pleurs. — Mon père lui appartenait, ma mère l'a étreint, Basil s'est immolé pour lui, Livia est morte louant son nom, Anaclette nous a quittés pour le chercher, Celse Quint, ce fils que la destinée m'a légué, est né en lui appartenant... Toujours le Christ !... Toujours le Christ à me chercher, à me tourmenter et à me poursuivre !... Tu étais le seul espoir de mes jours ! J'ai pensé que le menuisier galiléen t'épargnait !... Mais... toi aussi... Blandine, pourquoi n'aimes-tu pas ton père comme ton père t'aime ? Tous m'ont abandonné... pourquoi me quitterais-tu aussi ? Je suis affligé, vaincu, seul...
Difficilement, la jeune fille a bougé ses mains amaigries et pâles et lui a caressé sa tête prématurément vieillie qui se penchait sur elle en sanglots.
Ne souffrez pas, papa ! — dit-elle résignée.
Je veux Jésus, mais vous êtes tout ce que j'ai !... Je n'ai rien trouvé dans la vie égale à votre affection... Votre amour est ma richesse !... Je désire avant tout suivre vos pas... Ne voyez-vous pas que nous prions toujours ensemble au petit matin la prière de Cybèle? Je ferai tout selon votre volonté....