Tatien, silencieux, entendait tout avec discrétion et respect jusqu'à ce que Marcelin offre à ses invités une couche propre et modeste où ils pourraient se reposer.
Le lendemain, tous deux se sont mis en chemin.
Pleins d'espoir, ils ont parcouru la voie Ostie et étaient prêts à entrer dans la ville, quand, à proximité de la pyramide de Cestius, Celse a remarqué un petit tas compact. Deux pauvres femmes avaient été arrêtées sous un énorme tumulte populaire. Des cris : « aux fauves », « aux fauves » partaient de la foule menaçante.
Le jeune garçon a étreint son père comme s'il voulait défendre un trésor et ils ont balayé la foule.
D'informations en informations, ils ont rejoint l'Aventin et ont pris la direction du Temple de Diane, où aux alentours, ils n'eurent pas de difficulté à localiser le magnifique palais de Lucile.
Tatien sentait son cœur palpiter dans sa poitrine tourmentée...
Comment serait-il reçu ? Sa fille s'apitoierait-elle du malheur où le destin l'avait précipité ?
Il rapporta quelques détails de l'aristocratique demeure de Veturius où il avait passé sa jeunesse, et Celse a confirmé ses souvenirs pris de curiosité et d'inquiétude.
Au portail d'entrée, ils furent reçus par l'un des esclaves qui était chargé du jardinage et qui les a conduits dans l'atrium.
Le veuf d'Hélène s'est renseigné concernant les serviteurs qu'il avait connus dans le temps, mais ses attaches affectives du passé avaient disparu.
Il a sollicité la présence de la maîtresse de maison mais après quelques instants d'attente, un majordome irréprochable est venu les informer que Lucile prenait un cours de ballets importants, et que pour cette raison, elle ne recevait pas de visites.
Alors Tatien a insisté.
Il s'est reporté à sa condition de père et il a nommé des membres de sa famille qui obligèrent son interlocuteur à reconsidérer cette réception négligente.
L'employé est retourné à l'intérieur de la maison et, après quelques minutes, Lucile est apparue en compagnie du tribun Caius Percilianus, un peu pâle, mais avec une expression évidente d'ironie et d'indifférence sur son visage fardé de cosmétiques.
Celse a remarqué les sarcasmes qui irradiaient de son expression et il eut peur.
Ce ne pouvait être la femme qu'ils cherchaient.
Lucile était le portrait de la cruauté féminine couverte d'impudence.
Comprimant les muscles de sa face, elle a fixé l'aveugle, enlaça son amant d'un geste félin et dit sur un ton moqueur :
Et bien alors, voilà que d'illustres parents me rendent visite ?
Rien qu'à l'entendre, son père put apprécier combien elle avait dû changer pour lui adresser la parole avec tant de malice dans la voix.
Même ainsi, il fit l'effort sacrificiel de s'identifier et la supplia pris d'émotion :
Ma fille !... ma fille !... je suis ton père !... je suis aveugle ! Je fais appel à ta protection comme un naufragé !...
Elle, pourtant, n'a pas noté la douleur qu'exprimaient ces paroles suppliantes. Elle a émis un éclat de rire glacial et dit à son compagnon :
Caius, si je ne savais pas que mon père est mort, alors je me tromperais.
Non, Lucile ! Je ne suis pas mort ! Ne me méconnais pas ! ... — s'est écrié son père angoissé — Je suis seul à présent ! Ne m'abandonne pas !... Aide-moi en mémoire de Blandine qui est déjà partie, elle aussi !... Je suis venu de Lyon à ta rencontre... J'ai beaucoup souffert ! Accueille-moi par pitié ! Pour l'amour des dieux, par dévouement pour Cybèle qui a toujours été la marraine de notre maison !...
La veuve de Galba ne s'est pas trahie.
Avec une incroyable dureté de cœur, elle dit au tribun intrigué :
Ce vieillard doit être un fou venant de la terre où je suis née. Blandine était vraiment ma sœur, elle repose parmi les immortels d'après les nouvelles que nous avons reçues il y a quelque temps.
Et sur un ton expressif, elle a poursuivi :
Mon père est mort à Baies, à l'heure où j'ai eu le malheur de perdre ma mère.
L'aveugle s'est alors agenouillé et l'a suppliée :
Ma fille, fuis l'injustice et la méchanceté !... Au nom de nos ancêtres, réveille ta conscience ! Ne permets pas que l'argent et les plaisirs anesthésient tes sentiments !...
Exaspérée, Lucile lui a coupé la parole en appelant un esclave tout proche :
Croton ! Dépêche-toi ! Amène le chien de garde !... Expulse d'ici ces voleurs gaulois !...
Immédiatement, un molosse sauvage est apparu, féroce.
Il s'est précipité sur Celse Quint qui étreignait Tatien cherchant à le protéger, mais quand de petites blessures apparurent ensanglantant le bras du jeune garçon, gêné, Percilianus est intervenu renvoyant la bête.
Regardant les visiteurs qui se retiraient la tête basse, le jeune homme a murmuré aux oreilles de son amante :
Chérie, ne transformons pas ceci en un tribunal. Procédons avec sagesse. Cette belle demeure n'est pas faite pour répondre aux désagréments de la justice. Sois tranquille, si ces vagabonds connaissent ta famille, ils peuvent vraiment menacer notre bonheur. Ils seront corrigés avec le temps...
Et les saluant, il a ajouté :
Ils seront arrêtés. L'amphithéâtre, lors des grandes fêtes, est notre machine d'épuration.
Lucile a souri avec l'expression d'une chatte reconnaissante et Caius se mit à les raccompagner.
Tatien, surpris et indigné, n'avait pas de larmes pour pleurer. Un désir vain de vengeance aveuglait sa pensée. L'amour qu'il consacrait encore à son aînée s'était soudainement transformé en une haine vorace. S'il l'avait pu — pensait-il —, il aurait tué sa propre fille, croyant que c'était bien là le seul recours pour quelqu'un qui, comme lui, avait aidé à produire un tel monstre.
Mais pendant qu'ils marchaient, Celse lui caressait la tête et l'induisait au calme et au pardon. Ils retourneraient chez Marcelin. Ils recommenceraient la lutte d'une autre manière.
L'écoutant, peu à peu, le malheureux patricien s'est calmé et s'est souvenu du jour où lui-même avait ordonné de lâcher un chien sauvage sur son propre père qui lui rendait gentiment visite.
Dans l'écho de sa mémoire, il entendait encore les cris de Silvain demandant de l'aide et dans une vision profonde comme si sa rétine fonctionnait maintenant de l'intérieur, il revoyait la physionomie angoissée de Varrus Quint qui implorait sa compréhension et sa pitié, en vain.
Le retour au passé lui faisait mal au cœur...
Contrarié, il enregistrait les paroles de Celse qui l'incitait à la bonté et à l'oubli du mal, admettant être sous le joug de la justice céleste et finalement soulagea l'oppression de son âme en éclatant en sanglots.
Cependant, les souvenirs du passé le modifiaient en son for intérieur. Quelque chose se rénovait dans son monde mental.
À sa propre surprise, il est passé de la haine à la commisération.
Il reconnut que Lucile, tout comme lui dans sa jeunesse, portait des sentiments intoxiqués par de sinistres illusions.
Pauvre fille ! — réfléchissait-il amer — qui lui servira d'instrument à la douleur nécessaire de l'avenir ?
Surveillés par l'astucieux Percilianus, se soutenant l'un à l'autre, ils avançaient tous les deux attristés. Mais quand ils furent suffisamment éloignés du voisinage de la résidence, demandant le secours de prétoriens sur la voie publique, le tribun les dénonça comme chrétiens récidivistes et comme voleurs invétérés, assurant qu'ils avaient attaqué son domicile.
Pris par surprise, Tatien et le garçon furent interpellés sans la moindre considération.
Essayant de rétablir la vérité, l'aveugle a levé dignement la tête et a déclaré :
Gardes, je proteste ! Je suis un citoyen romain.
L'un des suppôts de Caius a éclaté de rire et lui fit remarquer :