Cela le perturbait énormément. Mais pourquoi s’en souciait-il à ce point ? Il n’était lui aussi qu’un vieil et incorrigible plaisantin, ami d’un alter ego plus jeune que lui. Il avait toujours aimé prétendre ne se soucier de rien.
Et pourtant, pourtant, il ne pouvait s’empêcher de penser que coulait en lui le sang royal du prodigieux Constantinus, l’un des plus grands empereurs. Le destin de l’Empire avait été une préoccupation majeure de Constantinus : il avait œuvré à sa tête des décennies durant, et l’avait sauvé de la destruction en lui créant une nouvelle capitale en Orient, une seconde fondation pour alléger le poids que Urbs Roma ne pouvait plus supporter seule. Et me voici, deux siècles et quart plus tard, gros chat fatigué à côté du lion qu’était mon ancêtre : mais je dois bien me soucier un peu du sort de l’Empire auquel il voua sa vie. Je le lui dois, plus qu’à moi-même. Sinon, se demanda Faustus énervé, à quoi bon avoir le sang d’un empereur dans mes veines ?
« Tu es bien silencieux, mon vieux, dit Maximilianus. Est-ce à cause de mon esclandre un peu plus tôt ?
— Un peu. Mais n’y pensons plus.
— Alors, qu’est-ce qu’il y a ?
— Je réfléchis. C’est un passe-temps pernicieux, que je regrette d’ailleurs. » Faustus plongea un regard sombre dans la coupe qu’il agita doucement. « Nous voici, dit-il, dans les boyaux de la ville, dans cette fange mystérieuse. J’ai toujours pensé que tout paraissait irréel ici, un peu comme un spectacle de foire. Et pourtant, en cet instant, cela me semble plus réel que tout ce qui se trouve à la surface. Ici, au moins, il n’y a pas de faux-semblants. C’est chacun pour soi, au milieu du grotesque et du fantastique, et aucun ne nourrit la moindre illusion. Nous savons pourquoi nous sommes ici et ce que nous avons à y faire. » Il leva un doigt vers la surface. « Pourtant là-haut, la folie règne en maître. Nous avons l’illusion que c’est le monde dans lequel prévaut la morne réalité, le monde de la puissance impériale et du pouvoir commercial romain, mais tous se comportent comme si tout cela n’avait aucune importance. Nous avons la tête dans le sable, comme ce gros volatile africain. Les Barbares sont à nos portes, mais nous ne faisons rien pour les arrêter. Et cette fois, ils nous avaleront. Ils envahiront la ville de marbre qui se trouve au-dessus de nos têtes, ils pilleront et brûleront, jusqu’à ce qu’il ne reste rien de Rome que ce monde souterrain, sombre, éternellement mystérieux, de dieux étranges et d’innommables monstruosités. Ce qui, je suppose, est la véritable Rome, la Ville éternelle des ténèbres.
« Tu es saoul, dit Maximilianus.
— Tu crois ?
— Cet endroit n’est qu’un monde imaginaire, Faustus, et tu le sais très bien. C’est un lieu qui n’a pas véritablement de sens. » Le prince indiqua le ciel du doigt comme venait de le faire Faustus. « La véritable Rome, celle dont tu viens de parler, se trouve au-dessus de nous. Elle l’a toujours été et le sera toujours. Les palais, les temples, le Capitole, les murs. Solide, indestructible, impérissable. La Ville éternelle, en effet. Et les Barbares ne s’en empareront jamais. Jamais. Jamais. »
Ce ton de voix non plus, Faustus n’y était pas habitué. Pour la deuxième fois, il venait d’être surpris par cette voix plus dure, plus claire, plus passionnée. On décelait aussi dans son regard une nouvelle intensité. Faustus l’avait déjà observée un jour plus tôt, lorsque le prince avait comparé les empereurs à des monstres de foire, des aberrations de la nature. Faustus comprit qu’une transformation avait commencé à s’opérer à l’intérieur de César au cours de ces deux derniers jours. Et aujourd’hui, la chose semblait sur le point d’éclore. Que nous arrivera-t-il alors, songea-t-il ?
Il ferma les yeux un instant, hocha la tête, et sourit. Advienne que pourra. Ce qui doit arriver arrivera.
Leur journée dans les Bas-Fonds s’acheva peu après. L’accès de colère de Maximilianus dans le hall des sorciers semblait avoir jeté un froid sur tout, même sur l’insatiable envie de Menandros d’explorer les moindres interstices des cavernes des Bas-Fonds.
Le jour touchait à sa fin lorsque Faustus regagna sa demeure, ayant promis à Menandros qu’il dînerait avec lui un peu plus tard, dans la suite de l’ambassadeur au palais Séverin. Une surprise l’attendait. Le prince Héraclius s’était bel et bien rendu à son pavillon de chasse, et non sur la frontière, et le message que lui avait envoyé Faustus lui avait effectivement été transmis. Le prince regagnait Rome en ce moment même, son arrivée était prévue dans la soirée et il souhaitait rencontrer l’ambassadeur de Justinianus le plus tôt possible.
Faustus s’empressa de se laver et d’enfiler une tenue habillée. La jeune Numide l’attendait, prête, mais Faustus la renvoya, il précisa aussi à sa femme de chambre qu’il se passerait de ses services ce soir.
« Étrange journée, s’exclama Menandros à l’arrivée de Faustus.
— En effet.
— Votre ami le César semblait très contrarié par les propos de cet homme concernant son éventuelle accession au trône. L’idée lui déplaît-elle donc tant ?
— Devenir empereur n’entre guère dans ses considérations. C’est Héraclius qui sera empereur. Il n’y a jamais eu de doute là-dessus. Il est de six ans son aîné : sa préparation à l’accession au trône était déjà bien avancée lorsque Maximilianus est né, et tous l’ont depuis toujours traité comme le digne successeur de son père. En ce qui concerne Maximilianus, son avenir lui réserve une vie peu différente de celle qu’il connaît déjà. Il ne s’est jamais imaginé dans la peau d’un régent potentiel.
— Et pourtant le sénat pourrait fort bien nommer n’importe lequel des deux frères, si je ne me trompe ?
— Le sénat pourrait même me nommer moi comme empereur, s’il le désirait. Ou même vous. Théoriquement, comme vous le savez, l’hérédité n’a rien à voir là-dedans. En pratique, les choses sont bien différentes. La voie qui doit mener Héraclius au trône est évidente. De plus, Maximilianus n’a aucune envie de devenir empereur. Être empereur exige un travail énorme, et Maximilianus n’a jamais travaillé de sa vie. Je crois que c’est ce qui l’a mis dans un tel état aujourd’hui, la perspective qu’un jour, il soit amené à devenir empereur. »
Faustus connaissait désormais assez bien Menandros pour déceler le mépris à peine masqué que suscitaient ses paroles. Menandros savait parfaitement à quoi devait ressembler un empereur : un guerrier impitoyable arpentant inlassablement le monde, des terres de Dacie à celles de Thrace jusqu’aux frontières de la Perse, des côtes nordiques glaciales de la mer Pontique à quelque obscure destination quelque part en Afrique, exerçant sa domination en un clin d’œil sur tout ce qui l’entourait, cet immense réseau confus qu’était l’Empire d’Orient. Alors qu’ici, dans cet Occident toujours plus bouffi, qui s’apprêtait à demander à Justinianus de l’aider à repousser ses ennemis de toujours, l’empereur était à cet instant malade et reclus, le prétendant au trône à ce point excentrique qu’il avait quitté la ville au moment même où l’ambassadeur de Justinianus arrivait pour discuter de cette alliance dont l’Occident avait tant besoin, et le second prétendant à la couronne de laurier tellement rebuté par l’idée d’accéder à la grandeur impériale qu’il était prêt à rosser le premier avorton qui avait le malheur de lui suggérer cette éventualité.