On peut aussi gagner la consécration par sa valeur militaire : je pense dans ce cas précis à Trajan, Gaius Martius et à vos deux empereurs qui ont porté le nom de Maximilianus. Mais… » Menandros marqua une autre pause, cette fois-ci il prit une profonde inspiration avant de continuer. « Quand on ne possède ni la grâce, ni la sagesse, ni la valeur, ni la ruse, ni la capacité de susciter la crainte et le respect…
— Je pense qu’Héraclius sera capable d’inspirer la crainte, dit Faustus.
— La crainte, peut-être. N’importe quel empereur est capable de faire cela, du moins pendant un certain temps. Comme Caligula, hein ? Néron. Domitianus. Commodus.
— Tous ceux que vous venez de citer ont fini par être assassinés, il me semble.
— Oui, en effet. »
Leurs litières étaient arrivées. Menandros se tourna vers lui et lui renvoya un sourire serein, un peu étrange. « Il est curieux, ne trouvez-vous pas, mon cher Faustus, que les deux frères royaux soient si différents l’un de l’autre, que celui qui possède ce charisme dont je parlais soit si peu intéressé de servir à la tête de son Empire, et que celui qui est destiné à accéder au trône en soit tellement dépourvu ? Quelle perte : pour eux, pour vous, peut-être même pour le monde ! Cela semble être un de ces petits tours que les dieux aiment à nous jouer, hein, mon ami ? Mais ce qui amuse les dieux ne nous amuse guère parfois. »
Il n’y eut pas de visite des Bas-Fonds le jour suivant. Menandros envoya un messager annoncer qu’il ne quitterait pas ses quartiers de la journée, ayant de la correspondance à préparer à destination de Constantinopolis. Le César Maximilianus, quant à lui, fit prévenir Faustus qu’il n’aurait pas besoin de sa présence aujourd’hui. Faustus consacra donc la journée à s’occuper de paperasseries administratives qui s’accumulaient régulièrement dans son bureau, à tenir le conseil hebdomadaire avec les autres fonctionnaires de la Chancellerie, à tremper de longues heures dans les bains publics, et enfin à dîner en tête à tête avec la jeune Numide aux yeux clairs qui le regarda sans un mot à l’autre bout de la table pendant une bonne heure et demie, sans vraiment toucher à son repas – elle avait un appétit d’oiseau, un tout petit oiseau – puis l’accompagna à sa couche le repas terminé. Après son départ, Faustus resta au lit à lire des livres au hasard, un recueil de pièces de Sénèque, le sanglant Thyeste, où il arriva à un passage qu’il aurait préféré ne pas lire ce soir-là : « Je vis dans la peur que l’univers tout entier ne s’effondre en une multitude de fragments, et que ce chaos terrasse les dieux et les hommes, que la terre et la mer soient englouties par les planètes égarées dans les deux. » Faustus resta rivé sur ces mots jusqu’à ce qu’ils deviennent flous. Les lignes suivantes apparurent alors : « De toutes les générations, le sort a décidé que c’était la nôtre qui méritait ce funeste destin, celui d’être écrasée par les débris du ciel » Voilà qui était une lecture bien mal choisie pour la nuit. Il reposa le rouleau de parchemin et ferma les yeux.
Une journée de plus dans la vie de Faustus Flavius Constantinus César. Les Barbares se pressent à nos frontières, l’empereur se meurt un peu plus chaque jour, et l’héritier du trône se promène quelque part dans les bois à planter des lances dans de pauvres bêtes pendant que le vieux Faustus se démène dans des paperasseries officielles sans intérêt, passe la moitié de son temps dans l’eau chaude d’immenses bassins en marbre, profite des charmes d’une jeune fille à la peau sombre et tombe sur de sinistres présages lorsqu’il essaye de lire quelques lignes avant de s’endormir.
Le jour suivant vit l’arrivée d’un des esclaves de Menandros l’informant du désir de l’ambassadeur de se livrer à une troisième exploration de la ville souterraine dans l’après-midi. Menandros faisait savoir qu’il tenait tout particulièrement à voir la chapelle de Priape et le bassin du Baptai et éventuellement les catacombes des prostituées sacrées de Chaldée. Le tempérament de l’ambassadeur semblait avoir pris un ton nettement plus licencieux.
Faustus s’empressa de contacter Maximilianus pour l’informer des projets du jour et lui demander de faire appel une nouvelle fois à Danielus bar-Heap en qualité de guide. « Fais-moi savoir avant la sixième heure où tu souhaites nous rencontrer », concluait Faustus dans sa missive. Mais midi passa et aucune nouvelle ne lui parvint. Une deuxième missive n’eut pas plus de succès. Il était bientôt l’heure pour Faustus d’aller chercher l’ambassadeur au palais Séverin. Il semblait être l’unique accompagnateur désigné de Menandros pour l’expédition du jour. Mais cela n’avait rien d’engageant pour Faustus, il se sentait d’humeur trop maussade ce matin, trop triste, trop morose. Il avait besoin de la compagnie joyeuse de Maximilianus pour l’aider à supporter cette corvée.
« Emmenez-moi chez le César », ordonna-t-il à ses porteurs.
Maximilianus l’accueillit les yeux rouges, avec une vieille tunique trouée, il ne s’était visiblement ni lavé, ni rasé et semblait surpris de le voir là. « Qu’y a-t-il, Faustus ? Pourquoi te présentes-tu ici sans avoir été annoncé ?
— Je t’ai envoyé deux messages depuis ce matin, César. Nous devons accompagner l’ambassadeur pour visiter de nouveau les Bas-Fonds. »
Le prince haussa les épaules. Il n’avait visiblement pas été averti. « Je ne suis réveillé que depuis une heure. Et je n’ai dormi que trois heures. La nuit a été rude. Mon père est mourant.
— Oui. Bien sûr. Nous sommes tous au courant de la triste nouvelle depuis quelque temps et nous en sommes tous désolés, dit mielleusement Faustus. Ce sera certainement une délivrance pour Sa Majesté lorsque ses souffrances…
— Je n’ai pas dit qu’il était souffrant, je dis qu’il vit ses dernières heures, Faustus. J’ai été à son chevet toute la nuit au palais. »
Faustus cligna les yeux de surprise. « Ton père est à Rome ?
— Bien sûr. Où croyais-tu qu’il était ?
— On a dit qu’il était à Capri, en Sicile, voire même en Afrique…
— Ce sont là des racontars tout juste bons pour les imbéciles. Il est ici depuis des mois, depuis son retour des thermes de Baiae. Tu l’ignorais sans doute ? Ne recevant que la visite de quelques proches, à cause de son état fragile, même la plus petite conversation l’épuisait. Mais hier, vers midi, il a eu une sorte de crise. Il s’est mis à vomir un sang noir, suivi de convulsions terribles. On a fait venir tous ses médecins. Toute une armée, chacun d’eux ayant la ferme intention d’être celui qui lui sauverait la vie, même s’il fallait le tuer en essayant. » Dans un état d’excitation maladive, Maximilianus se mit à faire l’énumération de tous les remèdes qui avaient été employés : applications de graisse de lion, boissons à base de lait de chienne, grenouilles bouillies au vinaigre, cigales séchées dissoutes dans le vin, figues farcies au foie de souris, langues de dragons bouillies à l’huile, œil de crabe d’eau douce et autres cures aussi exotiques que coûteuses, toute une pharmacopée – suffisamment de remèdes en tout cas, songea Faustus, pour achever un homme en bonne santé. Mais ils ne s’étaient pas arrêtés là. Ils lui avaient fait une saignée. Ils l’avaient trempé dans des bains de miel saupoudré de poudre d’or. Ils l’avaient recouvert de boue tiède provenant des flancs du Vésuve. « Et ils ont réservé le plus absurde pour la fin, juste avant l’aube, continua Maximilianus. Une jeune vierge dut lui tenir la main en invoquant Apollon par trois fois pour empêcher la progression de la maladie. C’est déjà un miracle qu’ils aient pu trouver une vierge dans un délai aussi court. Je suppose qu’ils pouvaient toujours en créer une par décret rétroactif. » Le prince afficha un rictus sauvage. Mais Faustus vit qu’il ne s’agissait là que d’une contenance qu’il se donnait, un suprême effort pour afficher un cynisme calme que Faustus était supposé attendre de lui : les yeux rougis par les larmes du César étaient ceux d’un jeune homme peiné par les souffrances de son père bien-aimé.