Faustus lança un coup d’œil au César. Son visage était livide, comme s’il avait passé toute sa vie dans ces grottes souterraines, et ses yeux possédaient une lueur brillante et dure qui leur donnait l’apparence de deux saphirs polis. Ce regard de pierre était difficile à soutenir.
Un homme vêtu d’une tunique jaune comme en portent les prêtres asiatiques vint vers eux en courant, l’esprit détraqué par la peur. Il heurta Maximilianus en se faufilant dans le couloir étroit et essaya de forcer le passage d’un coup d’épaule, mais le César le saisit par les poignets pour l’immobiliser et, les yeux dans les yeux, exigea d’être informé. « Sa Majesté… » L’homme en perdait le souffle, les yeux exorbités. Il zézayait comme le font les Syriens. « Mort. On vient d’allumer des bûchers devant le palais. Les prétoriens sont dans les rues pour maintenir l’ordre. »
Maximilianus étouffa un juron puis repoussa le Syrien avec une telle violence que l’homme percuta le mur opposé. Il se tourna vers Faustus. « Je dois retourner au palais. » Il n’en dit pas plus, et laissa Faustus et Menandros plantés là tandis qu’il remontait la Via Subterranea à grandes enjambées.
Menandros semblait bouleversé par la nouvelle. « Nous ne devrions pas rester ici non plus, dit-il.
— Non. En effet.
— Devons-nous retourner au palais ?
— Ce pourrait être dangereux. Lorsqu’un empereur meurt et que son héritier n’est pas présent, tout peut arriver. » Faustus passa son bras autour de celui du Grec. Ce qui parut surprendre Menandros, mais il réalisa rapidement que cela avait pour but d’éviter qu’ils ne se retrouvent séparés dans la foule qui montait de la ville souterraine. Ainsi reliés, ils se dirigèrent vers la sortie la plus proche.
La nouvelle avait déjà fait le tour de la ville, et des hordes de gens se précipitaient çà et là. Faustus, dont le cœur battait la chamade à cause de l’effort, se déplaçait aussi vite qu’il lui était possible, traînant littéralement Menandros avec lui, jouant de son gabarit pour se frayer un chemin dans la foule.
« L’empereur est mort ! » En sortant dans la lumière aveuglante, Faustus put constater l’expression hagarde qui se lisait sur tous les visages.
Lui-même était quelque peu sous le choc, bien que la mort de l’empereur Maximilianus ne fut pas vraiment inattendue. Le vieil homme était sur le trône depuis plus de quarante ans, un des plus longs règnes de l’histoire romaine, plus long encore que celui d’Augustus, égalé peut-être par son propre grand-père, le premier Maximilianus. Ces empereurs étrusques vivaient vieux. Faustus était un jeune homme encore mince la dernière fois que le trône impérial avait changé de main et, ce jour-là, la succession s’était bien déroulée, le magnifique jeune prince qui devait devenir Maximilianus II était présent au chevet de son père pour l’assister dans ses derniers instants, avant de rejoindre aussitôt le temple de Jupiter Capitolinus pour y recevoir l’hommage du sénat et accepter les insignes et titres qui lui revenaient.
La situation était différente aujourd’hui. Il n’y avait pas de magnifique jeune prince prêt à prendre sa place sur le trône, seulement le lamentable prince Héraclius, et celui-ci sous de fallacieux prétextes avait trouvé le moyen de ne pas être dans la capitale le jour de la mort de son père. On assistait parfois à des surprises de taille lorsque le trône se trouvait brusquement vacant et que le prince héritier n’était pas dans les parages pour réclamer son titre. C’est ainsi que Claudius, handicapé et affecté d’un bégaiement, s’était retrouvé empereur après l’assassinat de Caligula. C’était ainsi que Titus Gallius avait acquis le pouvoir après la mort de Caracalla. C’est d’ailleurs de la même manière que le premier Étrusque arriva au pouvoir, lorsque Theodosius, ayant survécu à son propre fils Honorius, s’était finalement éteint en 1168. Qui pouvait prédire de quelle manière le pouvoir changerait de mains à Rome avant la fin de la journée ?
Il était désormais de la responsabilité de Faustus de ramener l’ambassadeur de Justinianus au palais Séverin où il serait en sécurité, avant de rejoindre la chancellerie et y attendre la suite des événements. Mais Menandros ne semblait pas se rendre compte de la gravité de la situation. Il était fasciné par le tumulte de la rue et, en touriste inconscient qu’il était, il voulait se rendre au Forum pour être au plus près de l’action. Faustus dut aller au-delà des limites de la courtoisie diplomatique pour l’obliger à abandonner cette idée saugrenue et lui faire prendre le chemin de ses propres quartiers. Menandros accepta à contrecœur, mais uniquement après avoir assisté au spectacle d’une phalange de prétoriens se frayant un chemin dans la foule en assommant tous ceux qui se comportaient de manière indécente.
Faustus fut le dernier des officiels de la Chancellerie à arriver aux quartiers généraux administratifs situés en face du palais royal. Le chancelier, Licinius Obsequens, l’accueillit froidement. « Où étiez-vous passé, Faustus ?
— J’étais avec l’ambassadeur Menandros, je lui faisais visiter les Bas-Fonds », répondit Faustus tout aussi froidement. Il ne portait guère dans son cœur Licinius Obsequens, un riche Napolitain qui s’était frayé son chemin dans la hiérarchie grâce à quelques pots-de-vin, et il sentait que de toute façon, ni lui ni Licinius Obsequens ne garderaient leur poste à la Chancellerie. « L’ambassadeur avait très envie de visiter le temple de Priape et d’autres endroits du même genre, ajouta-t-il avec une pointe de malice. On l’y a donc emmené. Comment pouvais-je deviner que l’empereur allait mourir aujourd’hui ?
— « On », Faustus ?
— Le César Maximilianus et moi-même. »
Les yeux jaunes de Licinius se plissèrent. « Bien entendu. Votre bon ami, le César. Et où se trouve-t-il à présent, si je puis me permettre ?
— Il nous a quittés dès que la nouvelle de la mort de Sa Majesté nous est parvenue là-bas. J’ignore où il se trouve en ce moment. Au palais impérial, j’imagine. » Il marqua une pause. « Et le César Héraclius, notre empereur désormais, quelqu’un a-t-il eu de ses nouvelles ?
— Il se trouve sur la frontière du nord, dit Licinius.
— En fait, non. Il était dans son pavillon de chasse près du lac Nemorensis. Il ne s’est jamais rendu au nord. »
Licinius semblait visiblement déstabilisé. « Êtes-vous sûr de ce que vous avancez, Faustus ?
— Absolument. C’est là que je lui ai fait parvenir un message l’autre nuit, il est revenu en ville pour rencontrer l’ambassadeur Menandros. Il se trouve que j’étais présent à ce moment-là. » Un rictus de surprise s’afficha sur le visage bovin de Licinius.
Faustus commençait à y prendre plaisir. « Le César est reparti hier matin à son pavillon. Un peu plus tôt aujourd’hui, après avoir été informé de la gravité de l’état de santé de Sa Majesté, je lui ai fait envoyer un deuxième message lui demandant de revenir à Rome. Je n’en sais pas plus à cette heure.
— Vous saviez que le César était parti à la chasse et non sur la frontière et vous ne m’avez pas tenu informé ? »
Faustus répondit avec une certaine condescendance. « J’étais extrêmement occupé avec l’ambassadeur grec. Il s’agit d’une tâche compliquée. J’étais loin de me douter que vous n’étiez pas au courant des faits et gestes du César Héraclius. J’ai sans doute pensé que lorsqu’il était à Rome il y a deux jours, il avait certainement pris la peine de rencontrer le chancelier de son père pour prendre des nouvelles de sa santé mais, de toute évidence, cela ne lui a pas traversé l’esprit, c’est pourquoi… »
Il s’arrêta là. Asellius Proculus, le préfet de la garde prétorienne, venait de se frayer un chemin dans la pièce. Que le préfet de la garde prétorienne vienne à la Chancellerie était exceptionnel, qu’il vienne ici le jour de la mort de l’empereur était pratiquement impensable. Licinius Obsequens, adoptant l’attitude d’un homme cerné, le fixait avec consternation.