« Asellius ? Que…
— Un message pour vous, dit le préfet prétorien d’une voix rauque. Du lac Nemorensis. » Il fit un signe du pouce et un homme portant l’uniforme vert des messagers impériaux s’avança vers eux en titubant. Il était hagard, le regard vitreux et la tenue débraillée, comme s’il avait couru sans répit depuis le lac. Il tira de sa tunique un rouleau de parchemin pour le tendre d’une main tremblante à Licinius Obsequens. Ce dernier le lui extirpa des mains, le lut jusqu’au bout, puis le lut une nouvelle fois. Lorsque le chancelier se tourna vers Faustus son visage potelé s’était affaissé sous le choc.
« Que dit-il ? » demanda Faustus. Licinius semblait avoir du mal à articuler ses mots.
« C’est au sujet du César, dit Licinius. Sa Majesté l’empereur, je veux dire. Il est blessé. Un accident de chasse, ce matin. Il est resté à son pavillon. Les chirurgiens impériaux ont été appelés auprès de lui.
— Blessé ? C’est sérieux ? »
Licinius lui répondit par un regard vide. « Blessé. Il n’en dit pas plus. Le César a été blessé lors d’une partie de chasse. L’empereur – car il est bien notre empereur désormais, non ? »
Le chancelier semblait assommé, comme s’il venait d’être victime d’une attaque. Il s’adressa au messager. « As-tu d’autres détails à nous donner ? Ses blessures sont-elles sérieuses ? L’as-tu vu de tes propres yeux ? Qui dirige les opérations sur place ? » Mais le messager n’en savait pas plus. Un des gardes du César lui avait confié le message en lui disant de l’apporter au plus vite à la capitale ; il ne pouvait rien dire de plus.
Quatre heures plus tard, Faustus discutait à table avec l’ambassadeur Menandros dans les quartiers de ce dernier au palais Séverin. « Les messages nous sont parvenus du lac tout l’après-midi, dit Faustus. Blessé, d’abord. Puis, gravement blessé. Puis des détails de sa blessure : la lance d’un de ses propres hommes lui aurait traversé le corps au cours d’une mêlée confuse causée par la ruade d’un cheval au mauvais moment lors de la mise à mort d’un sanglier. Puis vint un autre message, une demi-heure plus tard : les chirurgiens étaient optimistes. Puis, le César Héraclius se meurt. Et enfin, le César Héraclius est mort.
— Ne devriez-vous pas dire l’empereur Héraclius ? demanda Menandros.
— Il est difficile de savoir qui de l’empereur Maximilianus à Rome ou du César Héraclius au lac Nemorensis est mort le premier. Je suppose que l’on pourra toujours vérifier cela plus tard. Mais cela ne change rien à l’affaire, sinon pour les historiens. Quand on est mort on est mort. Héraclius César ou Héraclius Augustus, toujours est-il qu’il est mort, et que son frère devient notre prochain empereur. Vous imaginez un peu ? Maximilianus va devenir empereur. Il n’y a pas si longtemps, il se vautrait au milieu d’une orgie avec vous dans le bassin du Baptai, et voilà qu’il se retrouve empereur. Maximilianus ! Devenir empereur était bien la dernière chose à laquelle il s’attendait.
— Cet oracle le lui avait pourtant annoncé », dit Menandros.
Faustus fut parcouru par un frisson. « Mais oui ! Oui, par Isis, oui ! Et Maximilianus s’était emporté, comme si l’homme lui avait lancé un sort. Peut-être l’a-t-il fait après tout. » Il se servit une autre coupe de vin en tremblant. « Empereur ! Maximilianus »!
— L’avez-vous revu depuis ?
— Non, pas encore. Je ne pense pas qu’il soit judicieux de le brusquer.
— Vous êtes son ami le plus proche, pourtant.
— Oui, oui bien sûr. Et je ne doute pas que cela me vaudra quelques avantages. » Faustus se laissa aller à sourire. « Je suppose que sous Héraclius, je n’aurais pas fait long feu. On m’aurait poussé à la retraite, envoyé dans un autre pays. Mais les choses seront différentes pour moi une fois Maximilianus aux commandes. Il aura besoin de moi. Vous ne pensez pas ? » Cette pensée ne lui avait jamais traversé l’esprit de manière aussi cohérente. Mais plus il y pensait, plus l’idée lui plaisait. « Il n’a jamais sympathisé avec les officiels de la cour ; il ne les connaît pas vraiment, il ne sait pas à qui faire confiance, quels sont ceux dont il faut se débarrasser. Je suis le seul qui puisse le conseiller efficacement. Je pourrais même devenir chancelier, Menandros, vous vous rendez compte ? Et c’est bien pour cela que je ne me suis pas précipité pour aller le voir ce soir. De toute façon, il doit être bien trop occupé avec les prêtres pour régler les détails des rites religieux auxquels il doit se livrer en tant que nouvel empereur, et puis les sénateurs vont venir le voir les uns après les autres, et ainsi de suite. Ce serait un peu trop évident, n’est-ce pas, si son vieux compagnon de beuverie, le paillard et peu honorable Faustus, se présentait si tôt au palais. Ma présence le premier soir serait un signal on ne peut plus évident que je suis là pour récolter ma récompense pour toutes ces années de franche camaraderie que nous avons partagées. Non, Menandros, je ne ferai rien d’aussi grossier. Maximilianus ne m’oubliera pas. Je suppose que demain il tiendra son premier salutatio, je pourrai alors me présenter et…
— Son quoi ? Je ne connais pas ce mot.
— Salutatio ? Vous devez pourtant connaître sa signification. Dans votre langue, on appellerait cela un « accueil ». Mais selon les termes impériaux, il s’agit d’une audience générale avec la populace romaine ; l’empereur est assis sur son trône au milieu du Forum, et le peuple passe devant lui pour le saluer et l’acclamer comme son nouvel empereur. Il sera alors parfaitement approprié que je me présente devant lui à ce moment-là, avec tous les autres. Il pourra me lancer un sourire et un clin d’œil en disant : « Viens me voir une fois toutes ces inepties terminées, Faustus, car nous avons à parler de choses sérieuses. »
— Nous n’avons pas de coutume comparable à ce salutatio à Constantinopolis.
— C’est quelque chose de très romain.
— Nous sommes romains aussi, vous savez.
— C’est vrai. Mais vous autres Orientaux, êtes des Gréco-Romains – ou plutôt dans votre cas un Romano-Grec – aux coutumes qui rappellent celles des anciens despotes orientaux remontant à une époque lointaine de votre histoire, les pharaons, les rois perses, Alexandre le Grand. Alors que nous sommes des Romains de Rome. Jadis notre république choisissait ses propres dirigeants tous les ans, vous savez ? Deux hommes d’exception étaient choisis par le sénat pour se partager le pouvoir et, à la fin de l’année, ils laissaient la place et deux autres hommes étaient choisis. Nous avons vécu ainsi pendant des centaines d’années, dirigés par nos consuls, jusqu’à ce que quelques problèmes apparaissent et qu’Augustus César soit forcé de modifier ces arrangements. Mais nous avons gardé des traces de cette vieille et solide république de la première époque. Le salutatio en fait partie.
— Je vois. » Menandros ne semblait pas impressionné. Il se concentra quelques instants sur sa coupe de vin. Puis, brisant un long silence qui s’était installé entre eux, il dit : « Le Prince Maximilianus n’aurait-il pas fait assassiner son frère, par hasard ?
— Pardon ?
— Un accident de chasse est facile à organiser. Une ruade parmi les chevaux dans le brouillard matinal, une collision malencontreuse, une lance plantée au mauvais endroit…