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— Vous parlez sérieusement, Menandros ?

— À moitié, disons. On a déjà vu ce genre de chose se produire. J’ai pu me rendre compte moi-même du mépris qu’éprouvait Maximilianus pour son frère. Voilà le vieil empereur sur la fin. L’Empire va être confié aux mains du peu populaire et peu adéquat Héraclius. Ainsi, votre ami le César, que ce soit pour le bien de l’Empire ou par simple attrait pour le pouvoir, décide de se débarrasser d’Héraclius au moment où l’empereur est visiblement en train de s’éteindre. L’assassin est ensuite tué à son tour, pour éviter qu’il ne parle sous la torture en cas d’enquête, et nous y voilà.

— Héraclius n’est plus, Maximilianus III Augustus est au pouvoir. Cela ne paraît pas impossible. Savez-vous, par hasard, ce qu’il est advenu de l’homme dont la lance s’est plantée dans le prince Héraclius ?

— À vrai dire, il s’est donné la mort une heure après l’accident, brisé par le chagrin. Vous pensez peut-être que Maximilianus l’aurait aussi payé pour faire cela ? »

Menandros se contenta d’esquisser un timide sourire. Faustus comprit qu’il ne s’agissait là que d’un jeu pour lui.

« Le bien de l’Empire, déclara Faustus, n’est pas un sujet auquel le César Maximilianus a prêté une grande attention. Si vous l’aviez bien écouté lorsqu’il était avec nous, vous l’auriez compris. Quant à son amour du pouvoir, il faudra vous contenter de ma parole, mais je ne pense pas qu’il y en ait la moindre parcelle en lui. Vous avez assisté comme moi à sa colère lorsque cet imbécile d’oracle lui a annoncé qu’il deviendrait un grand héros de l’Empire, non ? « Vous vous moquez de moi », lui a-t-il dit, ou quelque chose du genre. Et ensuite, lorsque l’homme lui a annoncé qu’il deviendrait aussi empereur… » Faustus s’esclaffa. « Non, mon ami, il n’y a jamais eu de conspiration. Maximilianus n’a même jamais ne serait-ce que rêvé de devenir un jour empereur. Ce qui est arrivé au prince Héraclius n’était qu’un simple accident, une facétie de plus de la part des dieux, et à mon avis, notre empereur doit avoir du mal à digérer ce curieux tour du destin. J’irai même jusqu’à dire qu’il doit être l’homme le plus malheureux de Rome ce soir.

— Pauvre Rome », dit Menandros.

Il y eut un salutatio, en effet, dès le lendemain. Faustus ne s’était pas trompé sur ce point. La file s’était déjà formée lorsqu’il arriva au Forum, lavé, rasé et paré de sa plus belle toge, à la quatrième heure après le lever du soleil.

Et Maximilianus était là, resplendissant dans sa toge impériale brodée de fil doré, assis sur son trône devant le temple de Jupiter Imperator. Il portait une couronne de laurier. Il était magnifique, comme devait l’être tout nouvel empereur : le port droit, calme et gracieux, tout dans son attitude transpirait l’aura quasi divine de la plus haute noblesse, bien loin de tout ce que Faustus avait eu l’habitude de voir au cours de toutes ces années de frasques diverses. La poitrine de Faustus se gonfla de fierté quand il le vit ainsi assis. Quel acteur extraordinaire, songea Faustus, quelle magnifique supercherie !

Mais je ne dois plus voir en lui le César. Il est devenu la merveille des merveilles, Augustus Maximilianus III de Rome.

Les prétoriens surveillaient la file de près. De toute évidence, les membres du sénat étaient déjà passés, puisque Faustus n’en vit aucun dans les parages. Ce qui était fort à propos : ils se devaient d’être les premiers à saluer un nouvel empereur. Faustus constata avec satisfaction qu’il était arrivé juste à temps pour se glisser parmi les officiels de l’empereur décédé. Il aperçut le chancelier Licinius un peu plus loin, ainsi que le ministre de la Cassette du souverain, le chambellan de la Chambre impériale, le Maître du Trésor, le Maître du haras, et la plupart des autres, jusqu’à ceux de moindre importance tels que le Préfet des travaux, le Maître des lettres grecques, le secrétaire du Conseil et le Maître des pétitions. Faustus alla rejoindre le groupe, échangea quelques saluts, des hochements de tête et quelques sourires, mais ne parla à personne. Il avait conscience de se démarquer du lot, non seulement à cause de sa taille et de son gabarit, mais surtout parce que tous devaient savoir qu’il était l’ami le plus proche de l’empereur inattendu, et qu’il serait certainement privilégié lors de la distribution des affectations du gouvernement à venir. Faustus songea que l’auréole dorée du pouvoir devait déjà se resserrer autour de lui tandis qu’il patientait dans cette file.

Celle-ci avançait très lentement. Chacun, en se présentant devant Maximilianus, saluait selon le protocole en signe de respect et d’obéissance, et Maximilianus répondait par un sourire, quelques mots, un geste amical de la main. Faustus était impressionné par son assurance. Lui aussi semblait y prendre plaisir. Tout cela était certes une habile mise en scène, mais Maximilianus donnait réellement l’impression que c’était lui et non son frère Héraclius qui avait été préparé toute sa vie à prendre les rênes du pouvoir.

Faustus arriva enfin à hauteur de l’empereur.

« Votre Majesté », Faustus murmura ces paroles en appréciant chaque mot. Il fit sa révérence, s’agenouilla, fermant les yeux quelques secondes pour savourer pleinement cet instant. Lève-toi, Faustus Flavius Constantinus César, futur chancelier impérial du gouvernement du troisième Maximilianus, telles seraient sans doute les paroles de l’empereur.

Faustus se releva. L’empereur n’avait toujours rien dit. Son jeune visage mince était imperturbable. Ses yeux bleus, froids et durs. Le regard le plus glacial que Faustus ait croisé.

« Votre Majesté », répéta plus fort Faustus, la voix rauque. Et puis, plus doucement, un sourire en coin, retrouvant la vieille étincelle, il ajouta : « Quelle ironie du destin que voilà ! Empereur ! Empereur ! Et je sais quels plaisirs vous en retirerez, Seigneur. »

Le regard glacial demeura impassible. Un frisson d’impatience, ou d’irritation, secoua les lèvres de Maximilianus. « Tu parles comme si nous nous connaissions, dit l’empereur. Serait-ce le cas ? »

Et ce fut tout. Il fit un simple geste de la main gauche et Faustus comprit qu’il devait se retirer. Les mots de l’empereur résonnaient dans sa tête tandis qu’il avançait le long du temple sur le chemin qui reliait le Forum au Palatin. Est-ce que nous nous connaissons ?

Oui. Il connaissait Maximilianus et Maximilianus le connaissait. Tout cela n’était qu’une plaisanterie de la part de Maximilianus lors de ce premier entretien depuis que tout avait changé. Mais certaines choses n’avaient pas changé, de cela Faustus était certain, et elles n’étaient pas près de changer. Ils étaient trop souvent rentrés ensemble au petit matin, le prince et lui, pour que leur amitié en fut modifiée malgré les changements étranges qui s’étaient opérés chez Maximilianus depuis la mort de son frère.

Mais tout de même…

Tout de même…

Oui, il s’agissait certainement d’une plaisanterie de la part de Maximilianus, mais elle était cruelle, et bien que Faustus sût à quel point le prince pouvait se montrer cruel, il ne l’avait jamais été à ses dépens. Jusqu’à aujourd’hui. Et peut-être même pas. Ces paroles devaient être prises à la légère, une espièglerie de plus. Oui. Oui. De l’espièglerie, rien de plus. Maximilianus tenait à faire preuve d’humour même le jour de son ascension sur le trône.

Faustus rentra chez lui.

Les trois jours suivants, il n’eut d’autre compagnie que la sienne. La Chancellerie, comme tous les autres cabinets du gouvernement, serait fermée pendant la semaine des doubles funérailles du vieil empereur Maximilianus et de son fils le prince, et des cérémonies d’investiture du nouvel empereur Maximilianus. Maximilianus lui-même était inapprochable par Faustus, comme par tous les autres hormis les hauts fonctionnaires du royaume. Lors des journées de deuil national, les rues étaient exceptionnellement calmes. Même les Bas-Fonds devaient être tranquilles. Faustus resta chez lui, trop abattu pour s’intéresser à sa petite Numide. Lorsqu’il s’aventura jusqu’au palais Séverin pour y rencontrer Menandros, on lui annonça que l’ambassadeur, en tant que représentant à Rome du collègue impérial oriental du nouvel empereur, le Basileus Justinianus, tenait conférence au palais royal et devait y séjourner pendant la durée des entrevues.