Et après Maximilianus ? Le prince Héraclius monterait sur le trône, certes. Mais quel genre d’empereur serait-il ? Il n’y avait pas de quoi se montrer trop optimiste. Faustus n’imaginait que trop bien l’enchaînement des événements : les Goths, impossibles à arrêter, déferlent depuis le nord et envahissent l’Italie, mettent la cité à sac, massacrent l’aristocratie et proclament un de leurs rois monarque de Rome. Tandis qu’à l’ouest, les Vandales, ou quelque autre tribu de cet acabit, s’emparent des riches provinces de la Gaule et de l’Espagne, qui deviennent alors des royaumes indépendants, et voilà l’Empire dissous.
« Notre meilleur et, en fait, unique espoir, avait entendu dire Faustus de la bouche du chancelier impérial Licinius Obsequens, c’est le mariage royal. Justinianus, pour sauver le trône de son beau-frère, mais aussi parce qu’il ne tient pas à ce qu’un tas de royaumes barbares indisciplinés surgissent le long de ses frontières à la place de l’Empire d’Occident, envoie une armée épauler la nôtre, et avec l’aide de quelques généraux grecs compétents, on finit par régler leur compte aux Goths. » Mais même cette solution ne résout rien pour nous. On voit bien un des généraux de Justinianus proposer de rester à titre de « conseiller » de notre jeune empereur Héraclius, qui se retrouve rapidement empoisonné tandis que le général en question fait savoir qu’il acceptera volontiers l’invitation du sénat à occuper le trône. À partir de là, l’Empire d’Occident passe complètement sous la domination de celui d’Orient, tout l’argent des impôts file à Constantinopolis, et Justinianus est maître du monde.
Notre meilleur et, en fait, notre seul espoir… Je devrais vraiment me trancher les veines, songea Faustus. Opter pour la seule issue logique face à des circonstances insurmontables, à l’exemple de bien des héros romains avant moi. Les précédents ne manquent pas. Il pensait à Lucain, mort en récitant tranquillement sa propre poésie. À Pétrone Arbiter, qui avait procédé de même. À Cocceius Nerva, qui s’était laissé mourir de faim en expression de son dégoût pour les actes de Tibère. « La mort la plus laide, disait Sénèque, est préférable au plus bel esclavage. » Rien de plus vrai ; mais peut-être ne suis-je pas un vrai héros romain.
Il sortit de son bain. Deux esclaves se précipitèrent pour l’envelopper de serviettes moelleuses. « Amenez-moi la petite Numide », dit-il en se dirigeant vers sa chambre à coucher.
« Nous entrerons, expliqua Danielus bar-Heap, par la porte de Titus Gallius, le moyen d’accès le plus connu aux Bas-Fonds.
Il y a beaucoup d’autres entrées, mais celle-ci est la plus impressionnante. »
On était en milieu de matinée, un peu tôt, peut-être, pour descendre dans les souterrains, et du point de vue d’un viveur comme le prince Maximilianus, trop tôt pour être déjà sur pied. Mais Faustus avait voulu partir au plus vite pour cette excursion. Distraire l’ambassadeur était désormais pour lui une priorité.
L’Hébreu s’était rapidement chargé de l’entreprise – de son organisation comme de l’essentiel des commentaires à fournir. C’était un des compagnons les plus chers du prince. Faustus avait déjà rencontré plus d’une fois cet homme à la voix profonde, aux épaules carrées, aux pommettes saillantes, au nez fortement crochu, dont les cheveux aile de corbeau, aux reflets bleutés, étaient tressés en une multitude de frisettes. Il y avait bien des années que la mode romaine voulait un visage glabre pour les hommes, mais bar-Heap arborait une barbe voyante, très fournie, qui s’accrochait en rouleaux serrés à ses joues et à son menton. Au lieu d’une toge, il portait une tunique de lin écru qui s’arrêtait au genou et dont l’ourlet était brodé d’audacieux motifs d’un vert vif en forme d’éclairs.
L’ambassadeur Menandros, tout oriental qu’il était, n’avait apparemment jamais rencontré d’Hébreu et il avait fallu lui donner quelques explications sur bar-Heap. « Une petite tribu de gens du désert qui vivait autrefois en Egypte, l’avait informé Faustus. Désormais dispersés un peu partout dans l’Empire. Vous devriez pouvoir en trouver quelques-uns à Constantinopolis. Ce sont des gens malins, déterminés, assez ergoteurs, qui n’ont pas toujours le plus grand respect des lois, en dehors de celles de leur propre tribu, auxquelles ils obéissent en toute circonstance de la plus fanatique des façons. Je crois savoir qu’ils ne croient pas aux dieux, par exemple, et qu’ils ne reconnaissent qu’à contrecœur l’autorité de l’empereur.
— Ils ne croient pas aux dieux ? s’était étonné Menandros. En aucun d’eux ?
— Pas que je sache.
— En fait, ils ont un dieu à eux, était intervenu Maximilianus. Mais nul n’est autorisé à le voir, ils ne le représentent pas par des statues, et il a établi tout un tas de lois absurdes sur ce qu’ils peuvent manger ou non, et ainsi de suite. Bar-Heap vous donnera sans doute tous les détails, si vous le lui demandez. Ou s’y refusera peut-être. Comme tous ses congénères, c’est quelqu’un d’irritable et d’imprévisible. »
Faustus avait avisé l’ambassadeur qu’ils avaient intérêt à s’habiller simplement pour cette sortie, sans rien qui pût indiquer leur rang. Bien entendu, la garde-robe de Menandros se composait d’un vaste choix de somptueuses robes en soie et autres splendeurs orientales, mais Faustus lui avait procuré une simple toge en laine, sans bandes indiquant son rang, dont il s’était montré capable de se draper dans les règles. Maximilianus César, qui, en tant que fils de l’empereur régnant, avait le droit de porter une toge ornée d’une bande pourpre et de broderies en or, en portait une pareillement dépourvue de tout signe distinctif. Faustus aussi, même s’il descendait d’un empereur et avait donc droit, à l’instar du prince, à la bande pourpre. Certes, personne en bas ne les prendrait pour autre chose que ce qu’ils étaient, à savoir des aristocrates, mais il n’était jamais recommandé d’afficher trop ostensiblement des airs patriciens dans le monde souterrain de Rome.
L’entrée que l’Hébreu leur avait choisie se trouvait à la lisière du quartier populeux connu sous le nom de Subure, qui s’étendait dans la vallée séparant le Viminal de l’Esquilin. Là, dans un lieu qui se signalait par sa puanteur, sa crasse et un vacarme assourdissant, où la populace s’entassait dans des bâtiments rudimentaires de quatre ou cinq étages, où des charrettes grinçantes circulaient avec la plus grande difficulté dans des rues étroites et sinueuses, l’empereur Titus Gallius avait commencé, vers 980, à faire creuser un refuge souterrain destiné à servir d’abri aux citoyens romains si les Goths, qui se massaient alors dans le Nord, devaient percer les défenses de Rome et pénétrer dans la cité.
Finalement, les Goths avaient été mis en déroute bien avant de s’être approchés de près ou de loin de la capitale. Mais en attendant, Titus Gallius avait fait aménager sous le Subure un réseau complexe de passages que lui et ses successeurs avaient continué à étendre pendant des dizaines d’années, projetant des tentacules dans toutes les directions, créant des communications avec le labyrinthe déjà existant de galeries, tunnels et salles souterraines que les Romains n’avaient cessé de construire un peu partout dans la cité depuis un millier d’années.
Et désormais, ces Bas-Fonds formaient une cité sous la cité, une entité à part entière dans les ténèbres humides du sous-sol. La porte de Titus Gallius s’ouvrait devant eux, deux arches en pierre ouvragées pareilles aux mâchoires d’une gueule géante, qui s’élevaient au milieu de la rue où, des siècles auparavant, les forces impériales avaient rasé de chaque côté tout un pâté de taudis au profit de la place qui menait aujourd’hui à l’entrée. L’accès aux Bas-Fonds était assez large pour laisser passer trois chariots à la fois. Une rampe en briques brunes passablement usées conduisait dans les profondeurs.