— J’espère que tu t’es fait payer d’avance, petit con, parce qu’il s’est tiré…
Devant l’air choqué de Dutchie, il ajouta aussitôt :
— Ah, c’était une histoire d’amour, excuse-moi ! Bon. Si je me souviens, c’est toi qui entretiens la bagnole de la fille qui travaille à la Banque Centrale, tu sais, la petite à lunettes, plutôt bien roulée.
— Ouais, fit Dutchie, essuyant le cambouis qui lui maculait le visage.
— C’est bien elle qui ferme la banque tous les soirs ?
— Oui, je crois.
Herbert Van Mook donna un coup de pied machinal dans un pneu.
— Bon, tu vas te démerder pour que sa voiture tombe en panne. La lui réparer et bavarder avec elle. Je veux savoir comment ça se passe quand elle part de la banque. S’il y a un système de sécurité, où sont les clefs, les gardiens, tout, quoi…
Dutchie le fixa, effaré.
— Vous voulez… ?
À toute volée, Herbert Van Mook lui balança un revers sur la bouche, lui ouvrant la lèvre inférieure. Puis ses doigts se refermèrent autour du cou du jeune mécano et il lui cogna la tête contre le rail du pont.
— Si tu ouvres ta gueule de pédé, ou si tu ne fais pas ce que je te dis, menaça-t-il, je te sors la cervelle par les oreilles.
Dutchie le regarda s’éloigner en tamponnant sa bouche meurtrie, fou de haine et de peur. Herbert Van Mook le terrifiait à cause de sa force physique et le fascinait en même temps. Il n’osait pas s’avouer qu’il était vaguement amoureux de lui. Il se demanda ce qu’il voulait faire à la Banque Centrale.
À quoi bon voler des florins qui ne valaient que leur poids de papier hors du Surinam ? Enfin, ce n’était pas ses affaires. Il se remit à son travail interrompu par sa brève idylle.
Herbert Van Mook roulant au pas dans Keizerstraat, scrutait les passants, à la recherche d’une silhouette agréable à regarder. Plutôt de bonne humeur.
Il se demanda où il allait trouver deux types capables de se servir d’un M 16 sans se trouver mal.
Le bac vomissait une foule compacte venue de l’est du pays et même de Guyane pour le marché. Paramaribo grouillait d’animation. Brusquement, il n’eut pas envie de regagner la ferme. Rachel nourrirait les animaux. Il mit le cap sur Watermolenstraat, espérant que sa Colombienne serait encore là, se frayant un passage à grands coups de klaxon.
Tout en conduisant, il pensa soudain à quelqu’un qui ne ferait pas dans son froc s’il avait à se payer quelques soldats. Le tout était de le lui demander gentiment et de le convaincre sans trop lui promettre. Lorsqu’il pensait aux deux tonnes d’or, il en avait le vertige. Et pourtant, il savait que l’homme venu faire évader Julius Harb ne bluffait pas.
La volumineuse poitrine de Cristina Ganders, moulée dans une robe de jersey orange, rayonnait comme un phare.
Ils traversèrent le hall du Torarica et montèrent dans la Mitsubishi de Malko.
— Où allons-nous ?
— Chez Mama Harb. La mère de Julius Harb.
— Pourquoi ?
— C’est elle qui me renseigne. Grâce aux amis de son fils, toujours dans l’armée, elle sait tout. Comme j’ai été obligée de lui poser des questions précises, elle a commencé à se douter de quelque chose. Alors, j’ai été obligée de lui dire ce qu’on préparait.
Malko, arrêté entre les deux voies de Combeweg, faillit en emboutir un bus.
— Mais c’est de la folie. Si la moindre indiscrétion filtre, c’est fichu.
Cristina ne se troubla pas. Au contraire, elle éclata d’un rire clair.
— Pas du tout. Mama Harb avait l’intention d’attendre son fils à la sortie de Memre Boekoe et d’attaquer le transfert à la machette. Pour qu’elle ne se lance pas là-dedans, il faut lui expliquer qu’on fera quelque chose de plus efficace. Ensuite, je lui ai dit que si elle disait un mot à qui que ce soit son fils mourrait. Elle l’adore, elle fera n’importe quoi pour le sauver…
Réticent, Malko souleva une dernière objection :
— Si on nous voit chez elle, les voisins ne vont pas se poser de questions ?
Encore une fois, Cristina Ganders le rassura.
— Non. J’emmène souvent des gens déjeuner chez elle. Elle fait bien la cuisine et cela l’aide à gagner sa vie. Tout le monde le sait.
Ils filaient vers l’ouest, suivant une avenue bordée de superbes acajous de trente mètres de haut, les plus vieux arbres de Paramaribo. Le goudron s’arrêta, laissant la place à une allée bordée de maisonnettes de bois, plutôt modestes.
— C’est là ! annonça Cristina. Elle parle à peu près anglais.
Une grosse Noire en robe à fleurs s’encadra dans la porte du numéro 62, avec un sourire édenté. L’intérieur de la maisonnette minuscule était propre comme un sou neuf.
Noire comme du charbon, les yeux malicieux, le ventre en avant, Mama Harb ressemblait à une réclame pour un rhum. Des portraits de son fils étaient posés sur tous les meubles, alternant avec ceux du pape. La Noire apporta la sempiternelle bouteille de Black Cat. Tandis que Malko trempait ses lèvres dans le rhum blanc, elle se lança dans une longue harangue en taki-taki.
— Mama Harb dit que son fils est battu sans arrêt. On lui a toujours refusé la permission de le voir. Ils ont bloqué l’argent de Julius. Elle a seulement soixante florins par mois pour vivre depuis qu’il ne lui donne plus rien. Elle lui fait parvenir de la nourriture grâce à des amis. Elle veut savoir comment vous allez le délivrer. Elle est très touchée que vous soyez venu d’Europe pour l’aider, mais elle a très peur pour lui.
C’était émouvant et dérisoire. Malko expliqua en anglais simple qu’il voulait attaquer le convoi avant l’exécution, qu’il ne fallait en parler à personne mais qu’elle devait les tenir informés de tout changement.
— Bien sûr, bien sûr, approuva Mama Harb, puis elle reprit le taki-taki, volubile comme un moulin à paroles. Cristina avait du mal à traduire.
— Elle dit qu’ils le craignent parce qu’il est très populaire et honnête. Il n’a jamais aimé les Cubains. Ils vont le tuer comme les autres. Tous ses copains sont dégoûtés, mais ils ont peur de se retrouver pleins de trous.
Bouterse est féroce… Maintenant, nous allons manger, elle nous a fait un plat local.
Une petite table était dressée dans le coin cuisine et la Mama apporta un gros chaudron plein d’une pâte jaunâtre où flottaient des morceaux de poulet.
— C’est du pom, annonça Cristina. Des patates douces avec du poulet.
Avec la chaleur, c’était vraiment le plat idéal… Sans parler du piment. Impitoyablement, Mama Harb les resservait dès que leur assiette était vide. Seul breuvage : le rhum blanc, servi lui aussi à gogo.
Les yeux de Cristina devenaient de plus en plus brillants. Quant à Mama Harb, son taki-taki coulait comme le rhum.
— Elle veut savoir qui vous êtes, pourquoi vous vous occupez de son fils, expliquait Cristina. Elle est très intriguée. Elle dit que les militaires sont très dangereux. Ils tuent tous ceux qui ne sont pas d’accord avec eux. Vous devez faire très attention.
Une demi-heure plus tard, Malko était sur le point d’éclater. Après une dernière rasade de rhum, Mama Harb ôta enfin les assiettes et disparut dans la cuisine.
— On va la laisser, dit Cristina. Maintenant, elle va se mettre en quatre pour obtenir des informations.
Mama Harb prit les deux mains de Malko dans les siennes, les larmes aux yeux et lui adressa un long discours en taki-taki. Soudain, elle ouvrit une armoire et en sortit une machette à la lame brillante et effilée comme un rasoir, qu’elle brandit sous le nez de Malko.