— Je suis morte ! J’ai bu au moins douze scotchs !
Il n’était que onze heures et déjà les rues étaient totalement désertes. On se serait cru dans une ville morte, abandonnée. Le silence était tel qu’on entendait même les cliquetis du mécanisme des feux de signalisation ! En stoppant devant la villa, Malko aperçut une lumière. Cristina se redressa avec une exclamation dépitée.
— Godferdom ! Il est là !
— Qui « il » ?
— Mon Jules ! Je pensais qu’il était à Cayenne. Il a dû prendre le dernier bac. (Elle se tourna vers lui). Tant pis, ce sera pour une autre fois.
Malko n’eut pas à se demander longtemps à quoi elle faisait allusion. Se penchant, elle lui offrit sa bouche avec fougue. En une fraction de seconde, ils furent emmêlés comme deux araignées. Le bassin de Cristina semblait doué d’une vie indépendante, se soulevant du siège, roulant, venant à la rencontre de Malko. Collée à la jeune femme comme une seconde peau, la robe ne représentait pas un grand obstacle. Hors de lui après cette soirée de frustration, Malko en fit craquer un bout. Cristina le repoussa avec un sourire, essoufflée :
— À demain, je vous téléphone.
Elle l’abandonna sur un dernier baiser.
En arrivant au Torarica, Malko n’était pas encore apaisé. Deux allumeuses dans la même soirée, c’était beaucoup. Il repensa à Rachel, s’avouant avec un peu de honte que la jeune créole l’excitait furieusement en dépit de son côté malsain. C’était rare de rencontrer une perverse aussi épanouie. Cela le ramena au but de sa présence au Surinam. Pourvu que Herbert Van Mooke soit à la hauteur de ses promesses. Tout reposait sur lui.
Dans le hall du Torarica, trois clients attardés regardaient un film cubain sur la culture du maïs, tandis que des paquets d’Indiens et de Chinois flambaient comme des fous à des tarifs d’hospice au mini-casino, fierté de l’hôtel.
Malko mit son réveil à six heures. Il se méfiait de l’exactitude surinamienne. Il avait décidé d’aller vérifier lui-même les points essentiels de l’opération. Il aurait assez à faire à surveiller Herbert Van Mooke, ensuite.
Il ne restait plus que six jours pour organiser la libération de Julius Harb.
Chapitre VII
La piste de latérite rouge s’étendait à perte de vue, tirée au cordeau, flanquée à sa droite d’une ligne à haute tension supportée par d’immenses piliers métalliques étrangement déplacés dans cette forêt dense, sans la moindre trouée, sauf cette piste ouverte au bulldozer. De temps à autre, on apercevait la petite enclave d’un village indien, en bord de piste, où des Noirs assis à l’ombre, attendant un bus hypothétique.
Toutes glaces ouvertes, il faisait 40 degrés dans la voiture. Malko avait pourtant quitté Paramaribo à sept heures du matin, mais le soleil était déjà brûlant. Jusqu’à l’énorme usine de transformation de bauxite de la Soracom, à Paranam, c’était une route asphaltée. Depuis, il faisait du slalom entre les nids-de-poule de la piste qui menait au lac Van Blommestein, terminus de la ligne haute tension qui ramenait à l’usine le courant produit par le barrage d’Afobaka. Parfois, quelques gouttes tombaient du ciel gris. La sueur lui piquait les yeux. Il avait mis près d’une heure et demie pour parcourir cinquante kilomètres depuis Paramaribo. Un minibus le croisa dans un nuage de poussière rouge.
Son estomac faisait du yoyo au rythme de la tôle ondulée, mais la piste était trop mauvaise pour dépasser le soixante : la voiture se serait désintégrée. Soudain, il aperçut sur sa gauche l’embranchement qu’il guettait. Un panneau en bois à demi effacé indiquait : Jodensavannna 45 km. Cette minuscule bourgade se trouvait sur la rive est du Surinam. Donc, c’était la piste menant au bac de Carolina.
Il s’engagea sur une piste nettement plus étroite qui s’enfonçait en pleine jungle. Les ornières auraient pu avaler un troupeau d’éléphants : la saison des pluies venait tout juste de se terminer. Plus un village, plus âme qui vive, la latérite sinuait au gré de la forêt, avec de temps à autre une clairière ouverte par des exploitants forestiers. Une heure plus tard, après avoir franchi deux petits creeks[15] sur des ponts de fortune, il déboucha brusquement sur le fleuve. Le Surinam était nettement moins large qu’à Paramaribo, mais tout aussi limoneux. La piste se terminait abruptement. À droite, une petite baraque vendait des rôties, des bananes et des boissons. Le bac – une antiquité rouillée – se trouvait en ce moment amarré sur l’autre rive. Un panneau délavé cloué sur un poteau affichait ses horaires. De sept heures du matin à cinq heures du soir, toutes les heures. Donc si leur bateau arrivait de nuit, Malko et son équipe risquaient peu d’être dérangés. Il descendit de voiture et s’approcha du bord. Un vieux ponton de bois permettait aux voitures d’embarquer sur le bac. À côté, un sentier descendait jusqu’au niveau du fleuve. Il pouvait très bien servir au déchargement du bateau et au transfert dans le camion qui les attendait.
Il restait à vérifier le plus important : la piste d’atterrissage pour le Xingu. Il consulta sa carte. Environ cent trente kilomètres de piste, jusqu’à Pokigron. Au mieux, trois heures, au pire, cinq ou six. Après avoir bu un Pepsi et mangé un rôtie, il fit demi-tour.
Herbert Van Mook ralentit en atteignant le village de Lelidorp, petite bourgade à quinze kilomètres de Paramaribo, sur la route de l’aéroport. À la sortie, un peu en retrait de la route, se trouvait une épicerie chinoise. Le Hollandais s’engagea dans le sentier qui la longeait et pénétra dans la cour. Un camion rouge haut sur pattes y était garé, protégé par une bâche. Van Mook en fit le tour, examinant les pneus. Ils étaient presque neufs. La machine avait à peine servi. Son allure d’échassier s’expliquait par ses ressorts très puissants mettant la caisse loin du sol. Avec sa transmission sur les quatre roues, ce genre de véhicule pouvait passer presque partout. Une jeune Chinoise guettait Van Mook sur le pas de la porte. Il s’avança en souriant.
— Comment ça va, Ah-luan ?
— Ça va, ça va.
Il lui caressa les seins au passage et elle eut un rire chatouillé. Il venait parfois la culbuter quand son mari était en Guyane française. Maintenant, il avait plutôt un œil sur sa nièce créole encore plus provocante que Rachel. Ils s’assirent dans l’arrière-boutique, encombrée de cartons et de caisses.
— Ton mari n’est pas là ?
— Si, si, il est en haut. Il fait la sieste.
— Va le réveiller.
Il lui flatta la croupe et elle ne se déroba pas, un peu déçue qu’il n’aille pas plus loin : la boutique était fermée pour la sieste et son mari ayant le sommeil lourd, ils auraient eu largement le temps pour une petite étreinte…
Le mari descendit l’escalier de bois, les cheveux ébouriffés, s’assit à une table et attrapa aussitôt une bouteille de cognac Gaston de Lagrange et remplit deux verres, tandis que sa femme s’éclipsait pour les laisser parler business.
Van Mook avait fait quelques affaires avec lui, et il s’en était toujours bien trouvé. Quand le Chinois descendait à Paramaribo, le Hollandais s’arrangeait toujours pour lui trouver une pute à l’œil.
— J’ai besoin de ton « truck[16] », annonça Van Mook.
Il l’avait déjà emprunté au Chinois afin de transporter des caisses de serpents jusqu’à Cayenne, pour des envois sur l’Europe. L’épicier avala une gorgée de cognac Gaston de Lagrange.