Julius Harb devina que la Jeep roulait maintenant sur Anton Dragtenweg, la route longeant le fleuve. Il réalisa brusquement ce que sa capture signifiait pour son pays. Il se demanda où ils allaient. Si c’était Fort Zeelandia, l’ancien Musée de Paramaribo transformé en Quartier Général de la Révolution, cela signifiait l’exécution immédiate. Si, au contraire, on l’emmenait à la caserne Memre Boekoe, il avait un sursis. Son ancien condisciple n’avait sans doute pas encore trouvé un moyen décent de se débarrasser de lui. Il guetta l’allure de la Jeep, tous ses sens en éveil. Fort Zeelandia se trouvait à l’entrée de Paramaribo, au bord du fleuve et la caserne en pleine ville, beaucoup plus loin. Il se redressa doucement, aperçut, sur sa gauche, l’hôtel Torarica.
Encore deux cents mètres.
La Jeep ne ralentit pas. Il vit au passage le casque jaune d’un policier militaire, puis le véhicule s’engagea dans Waterkant, en direction de la caserne Memre Boekoe.
Julius Harb ne mourrait pas cette nuit-là.
Chapitre II
Malko balaya du regard le hall de l’hôtel Krasnapolski assombri par les vieilles boiseries et les éclairages tamisés. De splendides tableaux tapissaient les murs. L’ameublement évoquait plus un château bien entretenu que le meilleur hôtel d’Amsterdam. Il se dit avec un petit serrement de cœur que son château de Liezen n’atteindrait jamais ce standing.
Le 737 d’Air France venait de le déposer à Schiphol. À Paris, il avait eu le temps de déjeuner chez Maxim’s au Dom Pérignon avec une ancienne flamme, ce qui l’avait mis d’excellente humeur. Il aperçut dans la pénombre un bras qui s’agitait, puis un homme jeune se leva vivement et vint lui serrer chaleureusement la main.
— Vous avez fait bon voyage ? Pas trop fatigué ?
Frederick LeRoy ne paraissait pas ses trente-cinq ans. C’était un des meilleurs chefs de station de la Central Intelligence Agency, sans arrêt sur la brèche, un éternel sourire aux lèvres, distillant la bonne parole avec un léger accent bostonien. Un peu voûté, son œil frisait et rien ne semblait lui échapper. Malko l’avait déjà rencontré à plusieurs reprises à Washington, avant son affectation en Europe. C’était un des poulains de David Wise, l’ancien patron de la Division « Cape et Épée » de la CIA et, à ce titre, il jouissait de toute la sympathie de Malko.
— Venez, dit-il, je vais vous présenter.
Ils gagnèrent une table, dans l’angle du grand salon où se trouvaient deux hommes. Un géant blond aux yeux d’un bleu de porcelaine se leva pour accueillir Malko.
— Le colonel de Vries. Le capitaine Rusland, annonça le jeune Américain. Prince Malko Linge.
— J’ai beaucoup entendu parler de vous, dit l’officier supérieur. Je suis très heureux que vous ayez accepté cette rencontre.
Il parlait anglais lentement, avec un accent prononcé, les yeux plongés dans ceux de son interlocuteur. Le capitaine, au teint étrangement pâle, lui serra la main sans rien dire, intimidé. Malko savait que le colonel était le chef du Service Action hollandais, en poste depuis trois ans. En dépit de leur petit pays, les Hollandais étaient des gens plus que sérieux et Malko le savait.
Le chef de station de la CIA à Vienne s’était montré très évasif sur son voyage à Amsterdam. Il s’agissait seulement d’une « consultation ». Malko commanda une vodka à un garçon rouge comme un gouda et les quatre hommes demeurèrent seuls dans le coin du salon désert. Frederick LeRoy se frotta les mains d’un air ravi et demanda à Malko d’un ton enjoué :
— Avez-vous entendu parler du Surinam ?
— C’est l’ancienne Guyane hollandaise, en train de basculer dans l’orbite cubaine à la suite d’un coup d’État, dit Malko. J’ai lu ça dans les journaux.
— Tout à fait exact, approuva le colonel de Vries. Il y a eu un premier coup d’État en 1980 fomenté par seize sergents de l’armée. Puis une succession de secousses qui ont mené au pouvoir l’un d’eux, Desi Bouterse. Celui-ci est en train de s’aligner complètement sur les positions cubaines, après avoir écrasé dans le sang toute opposition.
— Vous n’avez rien pu faire ? demanda Malko.
Le Hollandais leva les yeux au ciel.
— À l’ouest, il y a le Guyana, ils sont encore plus à gauche, à l’est la Guyane française. Les Français ne veulent se mêler de rien. Le Brésil et le Venezuela sont trop loin. Alors, les Surinamiens fuient leur pays. Le tiers est déjà ici.
— Ça fait combien ?
— Cent vingt mille personnes environ.
Frederick LeRoy pencha la tête de côté.
— Le colonel de Vries oublie de vous dire que tout espoir n’est pas perdu. Il y a encore un opposant de taille au Surinam : le sergent Julius Harb ; co-organisateur du premier coup d’État.
Sans un mot, le jeune capitaine ouvrit un attaché-case et poussa une photo vers Malko. Un créole en tenue de combat, un béret de para sur le crâne. Quelques cheveux crépus dépassaient du béret, la main posée martialement sur une Uzi. Il avait des traits réguliers et une curieuse moustache surmontant seulement les commissures des lèvres. Plutôt une tête de bon élève que de putschiste. Malko ne voyait pas où voulaient en venir ses interlocuteurs.
— Tous les espoirs sont donc permis, dit-il.
Le colonel de Vries secoua la tête, posant un index rose sur la photo.
— Non, dit-il. Cet homme est emprisonné et condamné à mort.
— Où ? demanda Malko, intrigué.
Le Surinam se trouvait à dix mille bons kilomètres de la Hollande.
C’est Frederick LeRoy qui répondit :
— Au secret dans une caserne de Paramaribo, la capitale du Surinam. Toutes les interventions pour le faire libérer ont échoué. Le clan cubain veut sa peau, parce qu’il est le seul à présenter une menace pour eux, à cause de sa popularité dans l’armée. Nos amis hollandais l’ont pressé de quitter le pays, mais il ne les a pas écoutés. Il pensait pouvoir faire évoluer le système de l’intérieur. Il a été arrêté il y a huit jours.
— Nous avons obtenu des informations selon lesquelles il doit être exécuté dans dix jours, continua le colonel. Par une source sûre.
Malko but une gorgée de vodka et fixa les yeux bleus porcelaine.
— Qu’attendez-vous exactement de moi, Colonel ?
L’officier supérieur hollandais échangea un bref regard avec Frederick LeRoy et laissa tomber placidement :
— Monsieur Linge, nous apprécierions beaucoup votre aide pour faire évader Julius Harb.
Un groupe vint s’installer à la table voisine, de vieux touristes cossus, qui se plongèrent aussitôt dans une conversation animée.
— En quoi puis-je vous aider ? demanda-t-il. Je suppose que vous devez être encore bien implantés au Surinam. Vous êtes mieux placés que quiconque pour monter une opération, si c’est réalisable. Je n’ai jamais mis les pieds au Surinam et je n’y connais personne.
Le colonel de Vries jeta un regard inquiet à Frederick LeRoy. Aussitôt l’Américain vola à son secours avec son sourire charmeur et sa voix douce.
— Je comprends votre surprise, dit-il. À vrai dire, c’était seulement pour bavarder avec vous de ce problème, sans engagement de votre part, que le colonel voulait vous voir.
» Le problème de Julius Harb est extrêmement important pour nos amis hollandais. Ils ont « démonté » presque tout ce qu’ils avaient à Paramaribo à cause des événements et…
Il s’arrêta. Malko le regardait ironiquement.
— Frederick, fit-il, qu’est-ce que vous voulez vraiment ? Don’t bullshit me, please.
Le colonel hollandais avait pris l’air très malheureux et le jeune capitaine, plus blanc que jamais, semblait ailleurs. Frederick LeRoy eut un petit rire satisfait et fixa Malko de ses grands yeux faussement innocents.