— Voilà, dit-il, il faut absolument sauver ce type. Nos homologues ne peuvent pas monter une opération de commando pour des raisons politiques et stratégiques. Nous ne sommes pas mieux placés qu’eux. Notre station de Paramaribo ne comporte aucune antenne « action » et se trouve sous la surveillance des Cubains. De plus, jamais Langley ne nous donnera le feu vert pour tenter quoi que ce soit. Il y a déjà assez de tirage avec le Salvador.
— Alors, qu’est-ce qu’il reste ? demanda Malko. L’Armée du Salut ?
Les yeux bleus du colonel ne cillèrent pas. Frederick LeRoy sourit.
— Nous cherchons un fou, dit-il. Quelqu’un qui veuille bien aller voir sur place si on ne peut pas tenter quelque chose avec des éléments locaux pour arracher Julius Harb à sa prison.
— Abonnez-vous àSoldier of Fortune[7] conseilla Malko. Il y a plein de mercenaires qui cherchent du travail.
— Ils ne sont pas sérieux, corrigea doucement le jeune Américain. Il faut un fou, mais aussi un vrai professionnel dans cette histoire pour avoir une chance sur mille de réussir. Monter une opération de commando avec des moyens matériels réduits, une logistique incertaine et une exfiltration très délicate, le tout dans un pays hostile avec des voies de communications très limitées, demande une grande expérience.
Un ange passa, battant de ses ailes noires. Il devait encore y avoir de la place dans les cimetières de Paramaribo. Le colonel de Vries en profita pour ajouter avec une certaine lourdeur :
— Je dois aussi vous préciser, Mr Linge, que je ne possède pas de budget pour cette opération.
— Enfin, le colonel veut dire qu’il peut seulement couvrir les frais de mission, corrigea Frederick LeRoy avec son sourire indestructible.
Dans cinq minutes, ils allaient le taper ! Malko hésitait entre le rire et l’agacement. La désinvolture apparente du jeune Américain contrastait avec la lourdeur angoissée du Hollandais. Le silence se prolongea. Frederick LeRoy sentit venir le dérapage et se hâta de le rattraper avec son habileté coutumière :
— C’est un service que je vous demande… personnellement. Je n’engage pas la Company. Nous ne pouvons rien vous offrir. Nous nous sommes creusé la tête sur cette histoire depuis une semaine et nous sommes arrivés à la conclusion que sans un homme comme vous, c’était fichu. Julius Harb passera à la casserole. Je ne vais pas vous donner des coups de pied. Il nous faut un chef de mission exemplaire, n’appartenant pas officiellement à un grand Service, habitué aux coups tordus et capable d’un acte gratuit dans tous les sens du terme.
Le colonel de Vries avait la tête penchée de côté comme s’il avait du mal à comprendre. Malko bouillait intérieurement. Ce petit salaud de Frederick LeRoy avec son air doux l’avait bel et bien piégé ! Bien sûr, il pouvait se lever et leur serrer la main en leur souhaitant bonne chance. Personne ne lui en voudrait et peu de gens le sauraient. Seulement, il y aurait quelques secondes difficiles pendant lesquelles il faudrait affronter le regard des deux hommes. Dur… Ensuite, il le sentirait posé dans son dos, tandis qu’il s’éloignerait. Même si on ne lui en reparlait jamais, toutes ces choses non dites changeraient quelque chose en lui. Il sentit soudain que le poids de quelques siècles d’atavisme était lourd à porter, mais qu’on n’y échappait pas. Le silence à la table se prolongeait, contrastant avec le ronron animé des voisins. Frederick LeRoy avait bien monté son coup. Une mission difficile, même très bien payée, cela peut se refuser. On donne un prix à sa vie.
Un service, cela ne se refuse pas.
Malko releva la tête, tombant sur le regard bleu impassible du colonel de Vries. Volontairement, il se tourna vers le jeune Américain :
— J’accepte, dit-il, à une condition. Que vous disiez à tout le monde que vous m’avez payé très cher. Surtout à Alexandra.
Frederick LeRoy eut un rire joyeux. Spontanément, le colonel de Vries lui tendit la main et serra la sienne à lui faire fondre les phalanges.
— Thank you, thank you very much.
Remerciements un peu prématurés.
— Allons dîner, fit Frederick LeRoy, toujours pragmatique.
La salle à manger presque vide du Krasnapolski faisait penser à Vienne avec ses abat-jour roses et ses lambris. Le dîner s’achevait sans qu’on ait abordé de sujets sérieux. Ils en étaient au café. Un vieux couple roucoulait à une table voisine. Sur un signe du colonel de Vries, le capitaine prit un dossier dans sa serviette. Malko n’en pouvait plus : caviar, chaud-froid de volaille, salade au foie gras, fromages, vacherin. Ils l’avaient gavé comme une oie ! Pour se rafraîchir les idées, il but un grand verre de Perrier.
Le colonel de Vries ouvrit le dossier avec un sourire qu’il voulait rassurant.
— Nous avons quand même un peu travaillé, annonça-t-il. En gros, voici la situation. Julius Harb est incarcéré à la caserne Memre Boekoe. Il doit être transféré à Fort Zeelandia, pour son exécution, dans dix jours. Il faut intercepter le convoi pendant le transfert.
— Pourquoi attendre le dernier moment ? demanda Malko.
— Parce qu’il faudrait beaucoup plus que les moyens que vous pourrez réunir pour attaquer Memre Boekoe.
— Êtes-vous sûr de la date, au moins ?
— Oui. Une « source » nous préviendra s’il y avait un changement. C’est peu probable. Il doit être jugé par un tribunal révolutionnaire qui se réunit le 20 mars. L’exécution suivra dans la nuit, comme toujours.
— Pourquoi pas à la caserne ?
— Harb y compte encore trop de copains.
Éberlué, Malko regarda le mince dossier d’objectif.
— Je ne peux pas agir tout seul, remarqua-t-il. Il faut plusieurs hommes, des armes, toute une logistique.
Le colonel de Vries approuva de la tête.
— Évidemment. Je pense avoir résolu cela, grâce à un soutien local.
Automate bien rodé, le capitaine fit apparaître une photo qu’il glissa vers Malko. Un colosse blond avec une moustache à la Gengis Khân, la chemise ouverte sur un poitrail d’orang-outang, les yeux enfoncés, les avant-bras tatoués.
— Herbert Van Mook ! annonça le colonel. Il a une petite affaire d’exportation d’animaux exotiques, près de Paramaribo. Installé au Surinam depuis cinq ans. Avant, il a fait quatre ans de prison chez nous pour hold-up. Ensuite, il s’est reconverti dans la drogue, puis a émigré en Colombie où il a exploité plusieurs maisons de passe. De là, il est venu au Surinam faire la même chose après avoir essayé vainement de monter un trafic de drogue. Nous pensons qu’il a abattu deux trafiquants à Medellin, à cette époque.
Malko avait beau savoir que les Services avaient parfois des contacts diversifiés, Herbert Van Mook dépassait la mesure.
— Pourquoi avoir choisi cet intéressant personnage ? demanda-t-il.
— Parce qu’il peut trouver les hommes et les armes nécessaires à l’opération. Ensuite, il a déjà « collaboré » avec nous une fois, sur le plan logistique, lorsque nous étudions un petit Kriegsspiel[8]. Il avait été efficace. D’autre part, il nous est amené par le meilleur HC[9] que nous ayons sur place et qui nous a affirmé qu’il était le seul possible pour un coup pareil. C’est d’ailleurs par l’intermédiaire de ce HC que vous le contacterez.
— Qui est-ce ?
— Voici, annonça le colonel de Vries.
Avec l’habileté d’un prestidigitateur, le capitaine fit apparaître une nouvelle photo. Surprise !