Finalement, l’unique DC 8 des Suriname Airways n’était jamais parti d’Amsterdam. Il manquait une petite pièce prétendument essentielle à l’un des réacteurs et le temps que les Surinamiens la trouvent d’occasion, il aurait plus vite fait de prendre le bateau… Les computers de la Company s’étaient aussitôt mis à ronronner et le souriant Frederick LeRoy lui avait trouvé une merveille, le jour même : un Miami-Georgetown-Paramaribo sur les Guyana Airways, autre fleuron de l’aviation commerciale tropicale. Seul hic : il était trop tard pour l’attraper sauf en prenant le Concorde Paris-New York. Les Services hollandais avaient donc cassé leur tirelire et Malko avait repris le premier Air France pour Paris. Du coup, en avance il avait loué chez Budget une Mercedes pour aller faire son shopping rue du Faubourg-Saint-Honoré et ensuite, il s’était détendu pendant trois heures et demie au-dessus de l’Atlantique, arrivant frais comme un gardon à Kennedy Airport pour replonger sur Miami. Son vol des Guyana Airways n’avait que quatre heures de retard, ce qui était somme toute raisonnable. Il avait occupé des « First » symboliques avec un jeune Noir très bien habillé auquel tout l’équipage manifestait une grande déférence. Ils se partagèrent l’unique Pepsi Cola et les sandwiches sous plastique des premières. L’arrivée en pleine nuit à Zanderij, l’aéroport de Paramaribo avait été particulièrement sinistre. Des projecteurs blafards éclairaient une banderole annonçant : « Welcome to Revolutionary Surinam ». Probablement à l’intention d’un jet libyen parqué sous la garde de deux soldats. Pas de problèmes à l’immigration. N’ayant aucun service consulaire en Europe, le Surinam n’exigeait pas de visa. Malko ayant déclaré venir acheter du riz, il était passé comme une lettre à la poste. Des soldats, Uzi au poing, rôdaient dans la petite aérogare, scrutant les arrivants d’un air agressif. La chaleur, bien qu’il soit cinq heures du matin, l’avait frappé comme une gifle.
Tandis que le taxi fonçait sur la route rectiligne et déserte taillée en pleine jungle, il avait baissé la glace pour laisser le vent tiède lui fouetter le visage. Pas une lumière. Le couvre-feu vidait tout de minuit à quatre heures. Son chauffeur restait muet. Ils avaient mis plus d’une heure pour parcourir les quarante-sept kilomètres séparant Zanderij de Paramaribo, sans voir âme qui vive. Après deux heures de sommeil, Malko s’était relevé pour aller louer une voiture chez le correspondant de Budget. L’Hindou souriant qui lui avait remis les clefs d’une Colt Mitsubishi toute neuve l’avait averti en mauvais anglais :
— Faites attention. Le soir, après onze heures, ils tirent facilement. On se retrouve plein de trous. Roulez doucement et n’allez pas près de la caserne Memre Boekoe.
Encourageant.
— Comment ça va ici ?
Le loueur de voitures avait secoué la tête.
— Mal, très mal. Ce sont des sauvages, ils tuent tout le monde. On ne sait pas comment ça va finir. Pourtant, nous étions bien tranquilles.
Pas la moindre idée de révolte. Il faut dire que le Surinam n’était pas vraiment une nation, mais un conglomérat de Chinois, de Créoles, d’Hindous et d’Indonésiens, saupoudrés de Hollandais, ce qui donnait aux habitants toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Des commerçants et de paisibles fermiers peu portés à la lutte politique. La Hollande avait abandonné à l’Indépendance son petit territoire sans rechigner, mais sans illusions. L’avenir devant dépasser les prévisions les plus pessimistes…
Malko sortit sous l’auvent du Torarica, et se mit au volant de sa Colt.
Après l’hôtel, la route suivait la berge du fleuve, large de plus d’un kilomètre. Malko eut beau faire attention, il se retrouva très loin, ayant dépassé David Simonsstraat, avenue longeant un canal très visible sur son plan, mais invisible dans la réalité. Ce n’est qu’après une demi-heure de recherches qu’il eut la clef du mystère : sur sa carte, la voie d’eau venait jusqu’au fleuve, mais, en fait, elle était dissimulée par un remblai… Enfin, il déboucha dans Axwijkstraat, allée sinueuse bordée d’élégantes villas. Il s’arrêta devant le 50, poussa la grille du jardin et monta un escalier extérieur menant à une terrasse. Il n’y avait qu’une personne, dans un grand fauteuil d’osier. En face d’une table basse ornée d’un grand bouquet de fayalobi, la fleur symbole du Surinam.
Même s’il n’avait pas vu une photo de Cristina Ganders, il aurait su qu’il s’agissait d’elle. Les seins jaillissaient trop du décolleté carré, le nez était trop impertinent, la bouche trop grande. Elle l’accueillit d’un sourire à effacer les sept péchés capitaux, un verre de scotch à la main.
— Mijnheer !
Dans sa bouche, même le néerlandais sonnait harmonieusement.
— Je suis un ami de Bernardt, d’Amsterdam, dit Malko.
Un éclair passa dans les yeux marron de la belle créole et elle se leva, révélant un corps un peu lourd serré dans la robe de toile verte. De hauts talons la grandissaient encore. Elle ne portait pas de soutien-gorge et les pointes de ses seins se dessinaient sous la toile comme de gros crayons. Son regard détailla Malko avec une lueur gourmande.
— Asseyez-vous, dit-elle, je vous attendais. Bienvenue au Surinam.
D’autorité, elle lui servit un J & B.
— Je suppose que vous voulez contacter Herbert ?
Au moins, elle allait droit au but.
— Exact, dit Malko. Y a-t-il du nouveau sur Julius Harb ?
— Rien, dit-elle, il est toujours au secret à Memre Boekoe. Ils doivent l’exécuter dans huit jours… Pour Herbert, vous allez dans Neumanpad, en ville. Il y a un bar, le Popenkast. Dites à Éric, le barman, que vous avez un message pour Herbert, de ma part. Il le contactera. C’est un gros type roux, barbu.
— Parfait, dit Malko.
Elle regarda sa montre, et dit avec un sourire :
— Je vais être obligée de vous mettre dehors, mon Jules va arriver d’une minute à l’autre. Mais nous pouvons dîner ensemble demain soir.
— Avec plaisir, dit Malko.
— Très bien. Venez me prendre vers huit heures. C’est une party. Si c’est ennuyeux, on s’en ira. Mais vous savez, ici, il faut se coucher à minuit, depuis que ces cons sont au pouvoir. À propos, comment vous appelez-vous ?
— Malko Linge.
De nouveau l’étincelant sourire flasha :
— OK, Malko, à demain. Après un court silence elle ajouta : Faites attention à Herbert. Ceux qui le connaissent l’ont surnommé le Smiling Cobra[10].
Il lui baisa la main et elle en parut ravie. De la terrasse, elle le regarda partir, son verre à la main. Tout à fait le genre de femme que tout homme normal rêvait de mettre dans son lit. Apparemment, elle en avait contenté quelques-uns déjà. Il regagna la route longeant le fleuve, direction le centre de Paramaribo.
Bizarrement, au Surinam, on conduisait à gauche, comme en Angleterre. La circulation n’était pas facilitée par des nuées de cyclistes roulant avec une sage lenteur sur de hautes machines uniformément noires.
Il déboucha sur la place où se trouvait le ravissant palais présidentiel, édifice propret de style colonial dominé par une forêt de palmiers royaux. Sur sa gauche, derrière le casque jaune d’un policier militaire, Malko devina un bâtiment massif de briques rouges construit en bordure du fleuve, Fort Zeelandia, présentement QG de la Révolution. Là où devait être exécuté l’homme qu’il allait essayer de sauver : Julius Harb.