Il continua sur Waterkant, bordé de charmantes masures de bois, longeant le fleuve qui enserrait la ville dans sa boucle comme un monstrueux anaconda marron, presque vide de bateaux. À un kilomètre, sur l’autre rive, la jungle arrivait jusqu’à l’eau, coupée de rares trouées. Pas de pont. Mais seulement un bac où on faisait la queue des heures dès le vendredi soir pour rejoindre la route de Cayenne.
Il s’arrêta en face de la poste et consulta son plan. Le centre ville était un labyrinthe de sens uniques. Paramaribo était loin d’être laid, mélange de Bangkok et de Disneyland, à cause des canaux innombrables et des petites maisons de style colonial avec leurs colonnes blanches briquées comme des vaches hollandaises. À côté de Cayenne, c’était le paradis. On comprenait que les bagnards soient venus s’y réfugier. Encore deux cents mètres, et il tourna à droite, s’enfonçant dans les rues étroites bordées de maisons de bois. Pas un policier en vue. Le calme plat. Des filles ravissantes traînaient sur tous les trottoirs, mélange de sang chinois, hindou, et créole, alanguies, sensuelles, le regard lourd, conquises d’avance. Neumanpad était une petite rue calme, presque sans circulation. Une enseigne pendait au-dessus du Popenkast.
Il pénétra dans un bar, prolongé par une tonnelle intérieure. Il n’y avait que des clients blancs et le barman, un énorme rouquin à la panse impressionnante, n’avait sûrement pas une goutte de sang noir. Deux filles, très blondes, étaient encadrées par des malabars, probablement hollandais. Les conversations s’arrêtèrent quand Malko entra. Visiblement, on n’aimait pas les étrangers dans cet endroit. Il s’assit à un tabouret au bar et le rouquin s’approcha aussitôt.
— Mijnheer ?
— Un Tom Collins.
Le barman secoua la tête, d’un air dégoûté.
— Ici, pas de cocktails… Rhum ? Scotch ? Bière ?
— Rhum, dit Malko.
Les conversations reprirent. Ses cheveux blonds et ses yeux dorés semblaient avoir rassuré les autres clients. Il examina les lieux, de grands ventilateurs brassaient un air torride et humide. Une des filles se faisait pétrir la cuisse par son voisin. Tous buvaient de la bière. Le barman renouvelait sans cesse les consommations. Malko profita d’un moment de calme pour lui faire signe.
— J’ai un message pour Herbert Van Mook.
— Ja ? fit l’autre. Il est pas là.
— C’est urgent, continua Malko d’une voix douce. De la part de Cristina. Il faut que je le voie.
— Je sais pas où il est.
Malko planta ses yeux dorés dans les siens.
— Je ne vous le demande pas. Je repasserai ce soir.
Il glissa de son tabouret, laissant un billet de cinq florins. Le barman fit le tour et le rattrapa sur le pas de la porte. Il dominait Malko d’une bonne tête.
— Eh, qui vous êtes ?
Malko le toisa avec un sourire amusé.
— Je ne crois pas que ce soit vraiment votre problème, dit-il.
Médusé, le rouquin le regarda remonter dans sa voiture. Malko repartit, après avoir étudié le plan de la ville. Celle-ci était finalement très étendue, ne se composant pratiquement que de maisons noyées dans une végétation luxuriante. L’influence des Hollandais se faisait encore sentir : tout était propre, les maisons entretenues, les gens bien habillés. Il chercha d’abord à regagner la place de la Présidence, passa devant une mosquée en construction, jouxtant une synagogue, puis émergea dans Gravenstraat, la plus longue rue de Paramaribo, bordée de différents ministères, en sens unique vers le fleuve.
Toujours aucun policier en vue. Mais sur tous les murs étaient collées des affiches représentant deux poings serrés émergeant d’un Surinam grossièrement dessiné. Le texte exhortait la population à repousser les mercenaires qui s’apprêtaient à envahir le pays afin de détruire la Révolution !
Une brusque averse se déclencha et s’arrêta presque aussitôt.
Malko passa devant la vieille cathédrale et le ministère de la Police pour déboucher en face du palais présidentiel gardé par deux soldats casqués armés de USM 1. Il gara sa voiture en face d’une maison effondrée et traversa à pied l’esplanade où étaient réunis les drapeaux des pays représentés au Surinam. Cela ne faisait pas grand monde.
Une construction blanche se dressait entre la rivière et Waterkant. Le sentier menant au fleuve était barré d’une pancarte « Forbidden » et gardé par un soldat. Il aperçut, à quai, une canonnière aux canons bâchés. Impossible d’approcher Fort Zeelandia par le fleuve. Il contourna à pied la construction blanche. Tout de suite après, il y avait une baraque en bois de la police militaire et des policiers en casque jaune gardaient les accès de l’ex-musée, dont on apercevait les briques rouges à travers les arbres. Malko s’arrêta quelques instants. Un mirador de fortune avait été édifié sur le chemin de ronde, d’où dépassait le canon noir d’une mitrailleuse lourde… Du côté du fleuve, c’était un mur abrupt de dix mètres de haut. Difficile d’entrer par surprise… Il revint à sa voiture, repartit le long du fleuve jaunâtre qui coupait le pays en deux. Au milieu émergeait la carcasse rouillée d’un vieux croiseur allemand qui s’était sabordé durant la Première Guerre mondiale, maculée de slogans révolutionnaires.
Le courant semblait remonter à l’envers : la marée !
Aucun Blanc dans les rues. Par contre, toutes les teintes du bistre étaient représentées. Malko se perdit dans un quartier coupé de profonds canaux et semé de mosquées comme l’Arabie Saoudite. Les Hindoustanis, entassés à quinze dans de petites maisons proprettes. Pas un soldat, ni un policier. De temps à autre, un petit bâtiment sur pilotis portant l’inscription « Politie Post Huis[11] ».
La ville respirait le calme et la prospérité. Pas du tout ce qu’il s’était imaginé. Et pourtant, deux mois plus tôt, toute l’opposition avait été sauvagement assassinée en une seule nuit. Il continua vers le sud et, soudain, aperçut sur sa droite des ruines noircies entourant une haute antenne de radio. Il stoppa. Les gens passaient sans regarder. Il avait devant lui un des deux postes de radios détruits par les automitrailleuses du colonel Bouterse, le 8 décembre. Tout avait brûlé. Il revint au Torarica en se perdant dix fois. La combinaison des canaux et des sens uniques faisait de Paramaribo un inextricable dédale.
L’hôtel était toujours aussi désert. Malko souffla d’aise en retrouvant la climatisation et vida la moitié d’une bouteille de Contrex. Il préférait attendre que la nuit tombe avant de repartir à l’assaut.
Malko repéra sur le plan l’adresse de Harvey Granoost et se mit en route. La nuit venait de tomber et les panneaux des rues étaient peu lisibles. Il tourna en rond pendant vingt minutes, se retrouvant toujours devant le même canal rectiligne. Des gosses interrogés ne savaient rien. Finalement, ses phares éclairèrent une pancarte délavée pendant verticalement : Eldoradolaan.
Tout un programme ! C’était presque un sentier, sans asphalte. Le numéro 16 était comme ses voisines une maison sur pilotis de bois au milieu d’un jardin. Pas de lumière. Malko entra et inspecta le rez-de-chaussée. Pas âme qui vive. Ce n’était que des entassements de caisses et de vieux meubles. Il s’engagea dans un escalier extérieur montant à une galerie, frappa à plusieurs portes et finalement, colla son visage à une des ouvertures. Une rangée de machines à sous s’alignait devant lui. Ce ne pouvait pas être là. Bizarre, l’adresse était pourtant la bonne. Il essaya encore une porte et celle-ci s’ouvrit enfin. Pénétrant dans un couloir, il passa devant deux chambres où se trouvaient des affaires en désordre, guidé par un bruit d’eau. Il appela :