Gérard de Villiers
Aventure en Sierra Léone
Chapitre premier
Charlie’s Back.[1] Demande protection immédiate.
L’inscription était tapée sur une feuille jaune épinglée à la chaise de Stanley Parker. Ce dernier posa son attaché-case, la gorge brutalement nouée par l’angoisse. Il balaya du regard la grande pièce qui prenait tout le premier étage de la spacieuse villa servant de PC clandestin à la station de la CIA d’Abidjan. La salle était vide à l’exception d’un analyste barbu appliqué à gorger un ordinateur de données. Personne de la Division « Opérations », celle à laquelle appartenait Stanley.
— John, lança Parker en brandissant la feuille jaune, c’est toi qui as parlé à mon gars, Charlie ?
— Nope, répliqua le barbu, j’étais pas là. C’est Van Heusen.
— Où est-il ?
— À Scope. Shopping. Il m’a demandé de te dire qu’il revenait dans un quart d’heure.
— Shit ! Shit ! Shit ! fit Parker entre ses dents.
Hyper-angoissé. Charlie était le meilleur agent de son réseau de renseignements, lancé actuellement sur une piste, loin d’Abidjan. Il n’aurait pas dû réapparaître avant une dizaine de jours. Que signifiaient ce retour prématuré et cet appel au secours ?
Charlie habitait Marcory, une des banlieues les plus pourries d’Abidjan et n’avait pas le téléphone. Il fallait trouver Van Heusen coûte que coûte. Stanley Parker redégringola l’escalier extérieur de la villa et bondit au volant de sa 505. Scope était le grand supermarché de Cocody les Deux Plateaux, le quartier résidentiel où se nichait leur confortable villa blanche protégée par de hauts murs hérissés de tessons de bouteilles. À cinq cents mètres, dans la rue parallèle à la leur.
Il était si absorbé par ses craintes qu’il manqua écraser un couple émergeant du tennis situé en face de leur villa. Trois minutes plus tard, il se garait dans le parking de Scope. Il repéra aussitôt la Toyota blanche de Van Heusen, et dénicha celui-ci au rayon des aliments pour animaux, eu train d’hésiter longuement entre deux boîtes destinées à nourrir son pit-bull, quarante kilos de férocité brute, qui n’avait rien réussi à se mettre sous la dent, depuis son arrivée à Abidjan, sinon d’inoffensifs margouillats[2].
— Ah, te voilà ! fit Bob Van Heusen, un grand échalas plein de taches de rousseur, spécialiste de politique économique.
— Qu’est-ce que t’a dit Charlie ?
— Il est rentré ce matin. Il a des mecs au cul. Qui ne lui veulent pas de bien.
Tout en parlant, Bob Van Heusen commença à remplir son chariot de Fido. Stanley Parker le lui aurait volontiers fait bouffer. Il trépignait intérieurement.
— Il rappelle ? jeta-t-il presque hargneusement.
— T’affole pas, fit Van Heusen d’un ton conciliant, c’est probablement une arnaque pour te tirer un peu de blé. Ces Blacks sont tous pareils.
Bob Van Heusen, habitué à travailler avec des ordinateurs, n’avait que peu d’estime pour les humains en général et les Africains en particulier.
— Il me rappelle, oui ou merde ? répéta Stanley Parker d’un ton exaspéré.
— Non. Il me donne rendez-vous, ce soir à neuf heures, au Babiya, un restaurant de…
— Ça va, je connais. Il a dit si je pouvais le joindre d’ici là ?
— On peut pas, d’après lui.
Toujours aussi flegmatique Van Heusen transférait les boîtes des étagères à son caddy. Parker l’aurait tué.
— Tu lui as demandé un rendez-vous de secours, au moins ? aboya-t-il.
L’analyste resta le bras en l’air, puis tourna vers Parker ses yeux pleins de candeur :
— Shit ! Non. J’ai oublié.
Totalement sincère. Dans un autre monde. Stanley Parker se sentait au bord de l’explosion.
— Putain de bordel de merde, marmonna-t-il.
— Je suis vraiment désolé, Stan, protesta Van Heusen. La prochaine fois, je te jure, j’y penserai.
Il s’éloigna aussitôt vers la caisse, penaud, avec de quoi nourrir son chien pour six mois.
Stanley Parker fila vers la sortie. Après la fraîcheur du supermarché, la chaleur le frappa comme une gifle humide et brûlante. Il s’assit dans la 505, mit la clim’ et réfléchit. Charlie était en danger, pas question d’attendre le soir. Il s’était fait une règle absolue de ne jamais se rendre chez lui, mais là, il y avait urgence.
C’était une sente boueuse, bordée de cahutes en argile au toit de tôle ondulée, au fond de Poto Poto, le coin le plus pourri de Marcory. Au loin, au-delà d’un terrain vague semé de carcasses de voitures, se dressait le bloc de béton de l’hôtel Ibis. Stanley Parker stoppa en face d’un bungalow dont la peinture rose n’était presque plus qu’un souvenir. Une grosse mama épluchait des ignames sur la véranda. Il descendit et s’approcha avec un sourire :
— Bonjour, je cherche Charlie. Est-ce qu’il est là ?
La Noire lui adressa d’abord un regard bovin, puis éclata de rire et lança d’une voix aigüe :
— Non, patron, tu arrives trop tard. Charlie, il est déjà parti. Toi aussi, il te doit de l’argent ?
Stanley Parker sentit son estomac se serrer.
— Non, pourquoi ?
— Parce qu’ils sont venus à trois, ce matin. Il y avait un Blanc qui n’était pas bien poli. Il cherchait Charlie. Il m’a dit qu’il lui devait de l’argent. Je lui ai dit que Charlie, je ne savais pas s’il avait couché là. J’ai été le prévenir, il dormait dans la chambre derrière. Il a filé par là-bas.
Elle montrait le terrain vague.
— Et après ?
— Ils n’étaient pas contents. Ils ont couru, mais Charlie, il courait plus vite. Après, le Blanc il a voulu me secouer, mais je me suis mise à crier, alors il a eu peur. Mais Charlie, il était déjà loin…
L’Américain était déjà loin, lui aussi. Il se laissa tomber dans sa 505, inondé de sueur, le cœur cognant contre ses côtes. 35° et 100 % d’humidité c’était dur pour un garçon élevé dans le Nord Dakota. La fuite de Charlie était-elle liée à leur affaire ou à une brumeuse arnaque à l’africaine ?
Seul, Charlie pourrait répondre. Stanley Parker regagna le boulevard Giscard d’Estaing, en proie à de sombres pensées. Cherchant à se remémorer les différents endroits où Charlie séjournait parfois.
Épuisé, mort de soif, Stanley Parker contournait le Plateau[3] pour regagner Cocody. Les découpures de la lagune baignant les différents quartiers d’Abidjan et la rareté des ponts transformaient chaque déplacement en expédition.
Découragé, il bifurqua vers l’hôtel Ivoire et fonça vers le bar.
La bière trop froide lui brûla le gosier. Il était vanné et avait fait chou blanc. On lui avait proposé de tout au cours de ses pérégrinations des putes, des lézards empaillés, de l’ivoire volé et un bébé cobra encore un peu vivant. Mais pas de Charlie. Il avait même perdu le rétroviseur de sa 505 à Treichville. Fauché presque sous son nez, par un gamin aux yeux innocents et au tournevis diabolique… Mais, comme disent les Africains « Voler Blanc, ce n’est pas voler. » Sa soif étanchée, il leva la tête, suivant des yeux la croupe callipyge d’une somptueuse Bambara moulée dans un pagne orange qui se balançait à quelques mètres de lui, avec une langueur toute tropicale. Ce qui ne calma pas son angoisse.
Encore quatre heures avant le rendez-vous de Treichville.