— Nous ne pouvons pas prendre un rendez-vous maintenant ?
Elle n’hésita qu’un instant.
— Si. Après-demain soir. Je dois dîner au Lagonda, le restaurant du casino Bitumani. Nous irons boire un verre ensuite au Moonraker, la boîte du sous-sol. Nous serons tranquilles.
— Parfait, dit Malko.
Rugi ne bougeait pas.
— Vous pourriez me ramener en ville ? demanda-t-elle.
— Toujours l’essence…
Il accepta avec plaisir. Durant le trajet, ils bavardèrent de choses et d’autres et il déposa Rugi dans Gloucester Street.
Comme il faisait demi-tour pour repartir, il aperçut une autre voiture qui effectuait la même manœuvre. Intrigué, il se gara et sortit de voiture, remontant sans se presser la rue où s’alignaient les magasins libanais tous plus minables les uns que les autres.
Peu de voitures, une foule dense qui débordait des trottoirs et les innombrables marchands ambulants.
Des milliers de minuscules commerces qui survivaient Dieu sait comment.
Il continua, harcelé par les marchands ambulants de cigarettes, de poissons, de fruits, de n’importe quoi. Il était en train de repousser un barracuda offert à un prix vraiment intéressant par une grosse Noire hilare, lorsqu’il remarqua un homme plongé dans la contemplation de la vitrine voisine. Il portait une saharienne beige déformée dans le dos par une grosse bosse.
Incontestablement la crosse d’une arme.
L’homme qui attendait près de sa voiture, en face de l’ambassade US. Son pouls s’accéléra. Non seulement, il était suivi, mais son suiveur ne se cachait même pas. Comme si cette filature était un avertissement.
Chapitre VI
Malko refusa définitivement le barracuda que la grosse Noire balançait sous son nez et reporta son attention sur son suiveur. C’était bien celui aperçu plus tôt, appuyé à sa voiture. Un Noir de taille moyenne, les yeux protégés par des lunettes noires. L’arme qui était accrochée à sa ceinture, dans son dos, faisait une énorme protubérance sous sa saharienne. Son assurance, plus quelque chose d’indéfinissable, indiquaient qu’il était policier.
Il échangea quelques mots avec un Libanais sur le pas de sa boutique, puis s’éloigna. Malko le vit s’installer dans une Honda Civic, celle qui avait fait demi-tour derrière lui, mais il resta à son volant, impavide. Malko regagna sa 505 et remonta vers Siaka Stevens Road. Jim Dexter devait l’attendre au Mammy Yoko. La Civic démarra aussitôt derrière lui.
Jim Dexter, seul, sous un ventilateur du bar du Mammy Yoko, avait le visage soucieux. Il était déjà six heures et demie.
— Je commençais à être inquiet !
— Vous n’aviez pas tort, dit Malko.
Son suiveur l’avait accompagné jusque dans le parking de l’hôtel. Il mit l’Américain au courant. Ce dernier semblait plus perplexe qu’angoissé.
— Il est possible que la Special Branch vous surveille. Je le saurai demain matin par Sheka Songu. Je vais chercher votre permis de port d’arme. Mais cela m’étonne.
— Donc, ce type travaille aussi pour Karim Labaki, conclut Malko. C’est le seul qui puisse s’intéresser à moi à Freetown.
— Vous avez sûrement raison, approuva le chef de Station. Labaki veut vous intimider. À Freetown tout se sait, donc, il n’ignore pas la raison de votre présence ici. Est-ce que Rugi a pu vous aider ?
— Je la revois après-demain soir. Il faut demander à votre ami de la police s’il n’a rien sur ces deux Chiites.
— J’essaierai, mais je n’y crois pas. Il ne voudra jamais se mêler d’une affaire entre les Iraniens et nous. Venez, je vous emmène dîner chez moi.
La Honda Civic avait disparu. Jim Dexter prit la direction des collines du quartier résidentiel. En haut de Signal Hill, il s’arrêta devant une villa cachée derrière un building moderne dominant la baie de Freetown.
— Tous les gens de l’ambassade habitent là, expliqua-t-il à Malko. Nous avons notre citerne d’essence, notre camion d’eau et notre générateur…
Un Noir leur ouvrit le portail de sa villa et referma derrière eux.
Malko avait dormi comme une bête, vaincu par la chaleur humide, après que Jim Dexter l’ait raccompagné. De nouveau, il lui avait semblé apercevoir la Honda Civic embusquée à la station Texaco. Sans s’en préoccuper, il avait continué jusqu’à l’ambassade US. Le générateur réparé, le Marine de garde avait repris tout son tonus.
Jim Dexter, à peine Malko dans son bureau, lui tendit un lourd paquet et une enveloppe.
— Voilà votre permis et le Colt. Plus une boîte de cartouches.
— Vous avez appris quelque chose ?
— Pas grand-chose, j’ai vu Songu entre deux portes, il m’a juré que le CID ne s’occupait pas de vous.
— Donc, c’est Labaki.
— J’ai un contact pour vous, dit l’Américain. Mon meilleur informateur, Eddie Connolly, un journaliste sierra-leonais que je paie en essence…Il était au Liberia et vient de rentrer. Il vous attend au News-Room du ministère de l’Information. Dans le building « chinois », en face du stade Siaka Stevens.
— J’y vais, dit Malko qui connaissait maintenant Freetown par cœur.
Il retrouva sa voiture garée dans Lamy Sanko Street transformée en fournaise. Trente mètres plus loin pointait le museau de la Honda Civic… Il descendit vers Connaught Hospital, la surveillant dans son rétroviseur. Il y avait peu de circulation mais une foule compacte de piétons… Longeant King Jimmy Market, il attendit de voir la Honda engluée au milieu des piétons pour tourner dans Waterloo Street en sens unique. Remontant d’un trait, il frôla de justesse un camion, qui, furieux, bloqua la Honda lancée à sa poursuite… Lui continua jusqu’à Pademba Road pour redescendre ensuite Campbell Street jusqu’à Brookfield Road. Puis il gara sa voiture en face de la minuscule ambassade du Liberia et continua à pied. L’immeuble de douze étages où on avait regroupé la plupart des ministères avait fière allure. À cela près que les ascenseurs, privés de courant, ne fonctionnaient pas… Un Noir, à genoux sur le parking, faisait sa prière, face à la Mecque… Malko se lança à l’attaque des huit étages…
Sur chaque palier, une pancarte annonçait « Ne mettez pas vos doigts sales sur le mur propre. » D’après la couleur des murs, le conseil était rarement suivi… Le huitième étage était un dédale de couloirs et de bureaux, la plupart vides. Il finit par dénicher la News-Room. Une Noire vêtue à l’européenne, très maquillée, la poitrine provocante, tapait à la machine, ses escarpins à côté de son bureau. Elle les remit à l’arrivée de Malko.
— Je cherche Eddie Connolly, dit-il. Elle montra la porte voisine.
— Il vient de rentrer.
Eddie Connolly, noir comme du charbon, portait en dépit de la chaleur, une veste et une cravate. Une énorme verrue sur la pommette gauche semblait empêcher ses lunettes à verres épais de tomber. Il adressa un sourire poli à Malko.
— Sir ?
— Je viens de la part de Jim Dexter, annonça Malko en s’asseyant.
— Indeed, fit Eddie Connolly d’un ton très oxfordien. Mr Dexter m’a parlé de vous. En quoi puis-je vous aider ?
— Je cherche deux hommes, expliqua Malko. Des Chiites libanais. Je n’ai le nom et le signalement que de l’un d’entre eux.
Il expliqua l’affaire et sortit la photo du Libanais trouvée dans le passeport qu’avait rapporté Charlie. Eddie Connolly regarda longuement le document et demanda :