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Qu’était-il arrivé à Charlie ?

Celui-ci était la cheville ouvrière d’une opération classée « top secret » dont le nom de code était RUFI. Déclenchée par le Deputy Director de la Division des Opérations, la branche clandestine de la CIA.

Des communications radio interceptées par la NSA[4] le mois précédent avait focalisé l’attention de la CIA sur la Sierra Leone, petit pays à 1 000 kilomètres au nord-ouest de la Côte d’ivoire, coincé entre la Guinée et le Liberia. Il semblait que les Services secrets iraniens soient en train de préparer une action terroriste contre les États-Unis, à partir de ce pays. La station CIA de Freetown, capitale de la Sierra Leone, n’ayant pas les moyens matériels d’enquêter sur une opération de ce type, c’est Abidjan qui avait été chargé du travail.

Stanley Parker avait décidé d’exploiter une possibilité découverte quelques semaines plus tôt, utilisant à cet effet Charlie.

L’Américain posa un billet de mille francs CFA sur la table et se leva. Il aurait bien voulu être plus vieux de quelques heures.

* * *

Stanley Parker arrêta sa 505 au coin de l’avenue 7 et de la rue 7 à neuf heures pile. Cette partie de Treichville était divisée en carrés de pauvres masures où s’entassait une humanité misérable venue des quatre coins de l’Afrique profiter de la relative prospérité de la Côte d’Ivoire.

La façade du Babiya était sombre et le trottoir dégagé devant sa porte, ce qui intrigua l’Américain. Habituellement il y avait toujours de l’animation devant le Babiya tenu par un Mauritanien filiforme et homosexuel qui accueillait ses clients dans une grande tente plantée dans la cour intérieure, au bout d’un couloir sordide. Stanley Parker sortit de sa 505 et aperçut un écriteau cloué en-dessous de l’enseigne délavée du Babiya :

« Fermé pour cause de vacances ».

— God damn it !

Le Mauritanien devait être au trou ou mort du Sida. Parker regarda autour de lui le grouillement sur les trottoirs sans éclairage. Des lampes-tempête révélaient des marchands accroupis, des dormeurs allongés à même le bitume et des silhouettes plus inquiétantes. Trois jeunes Noirs assis sur le rebord du trottoir, immobiles et muets, fixaient la 505 comme un chat regarde un canari. Des voyous prêts à fondre sur la moindre proie isolée. Il observa les environs. Où était Charlie ? Pourvu qu’il ne soit pas arrivé en avance et n’ait pas filé en voyant le restaurant fermé. Stanley Parker remonta en voiture, tâtant machinalement le pistolet glissé sous sa chemise, en dépit du règlement local de la CIA. Sauf cas spécifique, les « case officers » ne devaient pas être armés… Mais il valait mieux être honteusement expulsé que rapatrié dans un cercueil en plomb… Il alluma ses phares. Les trois voyous noirs avaient disparu.

Neuf heures cinq. Charlie était peut-être déjà passé, il allait revenir. Après avoir verrouillé ses portières, il prit une cigarette et mit une cassette. Maudissant Bob Van Heusen. Sans sa légèreté, il ne serait pas en train de se ronger les sangs.

* * *

Neuf heures et demie.

Stanley Parker bouillait. Examinant les différentes hypothèses. La pire étant que ceux qui traquaient Charlie l’aient déjà retrouvé. Il avait pu aussi arriver en avance, ignorant la fermeture du restaurant et ne pas avoir voulu attendre seul dans ce coin mal famé. Dans ce cas, il allait repasser.

L’Américain repensa soudain aux trois Noirs aperçus plus tôt. Avaient-ils un lien avec ceux qui cherchaient Charlie ? Dans l’affirmative, ce dernier avait pu venir et s’esquiver en les apercevant.

Ou il était tout simplement en retard. Les Africains n’avaient aucune notion du temps. Mais, d’après Van Heusen, Charlie avait peur. Et savait que Stanley était sa meilleure protection. Peu de chances donc, pour qu’il ait traîné en route… L’Américain continua à tirer nerveusement sur sa cigarette, scrutant l’obscurité en vain. Les trois Noirs pouvaient se dissimuler dans les innombrables coins d’ombre et guetter, eux aussi.

À dix heures, ne tenant plus, il remit en route et démarra en direction du boulevard Delafosse. Roulant très doucement. Charlie connaissait sa voiture. S’il était planqué dans l’ombre, il allait se manifester… Il arriva au grand boulevard, sans avoir vu personne, ni Charlie ni les trois voyous noirs.

Les phares balayaient les murs de pisé, les ouvertures béantes coupées de néons verts ou jaunes et les minuscules lampes-tempête des marchands mauritaniens accroupis devant leur étal. Leur ténacité avait éliminé toute concurrence.

Où était Charlie, bon sang ?

Par acquit de conscience, il repassa devant le Babiya. Toujours personne. Moteur en route, phares éteints, il patienta encore un peu, puis se dit que Charlie l’attendait peut-être dans un des endroits où il avait l’habitude de lui donner rendez-vous.

À la réflexion, les trois Noirs qui attendaient devant le Babiya l’inquiétaient. Que faisaient-ils devant un restaurant fermé ?

Il remonta l’avenue de la Reine Pokou, bordée des deux côtés de boîtes à putes ghanéennes, togolaises, camerounaises, de « maquis[5] » et de dancings. Des nuées d’aboyeurs se pressaient sur le trottoir, essayant d’agripper les rares clients. Stanley Parker roulait très doucement, espérant que Charlie, s’il était dans le coin, repérerait sa voiture.

Devant la discothèque 2001, une grande Bambara au cul de rêve vint gigoter devant la voiture avec un sourire gourmand et intéressé.

— Tu viens, patron, ça n’est vraiment pas cher !

Sûrement une demoiselle d’honneur de Miss Sida 87.

La rue était baignée de musique vomie de toutes les boîtes Kassav, Touré Kunda, des rythmes si électrisants que même les putes ondulaient sur le trottoir. Brusquement, ce fut l’obscurité après un dernier marchand mauritanien. La rue des plaisirs était terminée. Des gens dormaient à même le trottoir, il faisait trop chaud dans les cases d’argile et de tôle ondulée. De loin, on aurait dit des cadavres.

Stanley Parker leva le pied, indécis. Où aller maintenant ? Il pensa soudain à une petite boîte près du marché de Treichville où Charlie traînait parfois…

Aucune enseigne là où il croyait trouver la discothèque. Il tourna dans les rues sombres, cherchant à s’orienter, aperçut un taxi qui venait de déposer un passager et s’arrêta à côté.

— Hé, chef ! Tu connais le Bounty ?

Le chauffeur ne répondit même pas. L’Américain descendit de sa 505, s’approcha du taxi. Celui-ci démarra aussitôt et Parker dut faire un saut de côté pour ne pas être écrasé !

L’autre avait dû le prendre pour un Libanais voulant lui faire un mauvais parti…

Le Bounty n’existait plus. Il repartit vers le boulevard Delafosse, à l’entrée de Treichville, et stoppa devant le restaurant La Créole. Un Noir de deux mètres de haut lui ouvrit la portière.

— Je gare la voiture, patron !

La tenancière du restaurant, une créole de cent vingt kilos, écrasa Stanley dans ses bras puissants et lui glissa à l’oreille dans une haleine de patchouli :

— J’ai une nouvelle petite serveuse béninoise. Tu vas voir ces seins…

Le restaurant était bondé, des Blancs et des Noirs dégustant une cuisine créole approximative au son d’un piano électronique et d’un chanteur à la voix cassée. Les murs disparaissaient sous des tableaux naïfs. Les serveuses au décolleté vertigineux évoluaient languissamment entre les tables, avec un sourire de commande.

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4

National Security Agency (chargée de l’espionnage électronique).

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5

Petits restaurants.