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Le regard de Malko descendit jusqu’à la poitrine du mort. Une hideuse blessure laissait voir le nacré des côtes, une grande partie du sein gauche avait été découpée, comme un morceau de jambon, laissant les muscles et la graisse jaunâtre à l’air. Ce n’était pas tout : le bas-ventre n’était qu’un trou sanglant. On avait détaché le sexe et les testicules, ouvrant une plaie sanguinolente où les mouches s’agglutinaient… En regardant plus attentivement, il remarqua encore un autre détail horrible : le petit doigt de la main droite avait été sectionné, ainsi que le pouce de la main gauche…

Eddie Connolly n’avait pas été mutilé et tué sur place. Il n’y avait même pas de sang sur le ciment. Une vague d’horreur submergea Malko. Après la douce Seti, Eddie Connolly. Dans les deux cas, le meurtre avait été préparé.

Que signifiait cette mascarade sanglante ? Il y avait sûrement une raison spécifique à cette boucherie. Il regarda les visages figés de terreur des Noirs autour de lui. Pas un mot… Des femmes murmuraient des incantations à voix basse. La foule avait laissé un cercle vide autour du cadavre, comme s’il en émanait des ondes néfastes. Personne ne songeait à recouvrir le corps.

Malko recula, réprimant une abominable envie de vomir. Quelques instants plus tard, une voiture bleue du CID s’arrêta derrière lui et deux policiers noirs en descendirent sans se presser.

Il s’éloigna et remonta dans sa 505. Eddie Connolly avait emporté son information dans l’autre monde. Encore sous le choc, il conduisait machinalement, se remémorant sa dernière entrevue avec le journaliste. Il revit soudain Bernice, la journaliste noire, assise à côté de lui. Peut-être pourrait-elle lui dire ce qui s’était passé. Si rien ne lui était arrivé. Pris d’une nouvelle angoisse, il accéléra, fonçant vers le building « chinois ».

* * *

— C’est de la sorcellerie, ils coupent le doigt pour être sûrs qu’il est mort, expliqua Bernice d’une voix bouleversée.

La petite journaliste ravalait ses larmes. Malko l’avait trouvée devant sa machine dans la News Room. Ignorant encore la mort affreuse d’Eddie Connolly. Bouleversée par la nouvelle, elle avait tenu à retourner à la station Texaco, mais il n’y avait plus aucune trace du meurtre. Un fourgon de la police avait déjà enlevé le corps du journaliste. Installée avec Malko à la terrasse du Gem, le restaurant libanais qui appartenait à Labaki, elle donnait à présent libre cours à son chagrin. Malko attendit qu’elle se calme avant de dire :

— Je veux trouver les assassins d’Eddie, il faut m’aider. Vous l’avez vu hier ?

Elle renifla.

— Oui, il est passé au bureau dans l’après-midi, vers cinq heures et demie. Il avait rendez-vous au Centre culturel iranien avec un de ses informateurs.

— Qui devait-il rencontrer ? Vous le savez ?

— Oui. Eddie me disait tout, fit fièrement Bernice. Il avait rendez-vous avec un ancien ministre de l’intérieur : Festus M’Bompa.

— Pourquoi au Centre Culturel iranien ?

— M’Bompa est musulman. Chiite. Il a des contacts avec les Iraniens.

— Et c’était à propos des deux Chiites ?

— Oui. Eddie était très excité, il m’a dit qu’il allait toucher beaucoup d’argent.

— Et ensuite ?

— Il devait aller acheter du café. Chez des Libanais dans East Street. Et puis venir me retrouver au bureau.

— Il n’est pas venu ?

— Non. J’ai pensé qu’il avait été retardé, qu’il était rentré directement chez lui.

Le journaliste avait donc été tué entre le moment où il avait vu son informateur et le rendez-vous prévu avec Bernice. Seulement, on ne l’avait pas massacré en pleine rue. Il avait fallu l’enlever et le tuer ensuite dans un endroit discret.

— Et sa voiture ? demanda Malko.

— Il l’avait prise.

— Elle est bien quelque part, dit Malko. J’aimerais faire un tour dans la zone où il avait rendez-vous. Nous trouverons peut-être un indice.

Ils descendirent Siaka Stevens Street pour garer la 505 au coin de East Street et partirent à pied. Le quartier était extrêmement animé, et on y imaginait mal un enlèvement ; au bout de la rue en pente, on apercevait la mer.

C’est dans une impasse donnant sur Howe Street qu’ils découvrirent la Toyota d’Eddie Connolly. L’essieu arrière reposait sur deux cubes de bois on avait déjà volé les roues ! Le véhicule était fermé à clef.

Bernice éclata en sanglots et s’effondra sur le capot en gémissant comme s’il s’agissait du corps de son amant assassiné. Malko essayait de reconstituer ce qui s’était passé. Eddie Connolly avait garé sa voiture pour partir à pied à son rendez-vous.

Il était peu probable qu’il ait été enlevé au Centre culturel iranien, surveillé en permanence par le CID. Donc, l’enlèvement s’était produit plus tard. Il redressa Bernice.

— Je voudrais voir la boutique où Eddie achetait son café.

Ils descendirent jusqu’à East Street et la journaliste le guida jusqu’à une échoppe. Une sorte de petite épicerie minable.

Malko sentit son sang se liquéfier : c’était devant cette boutique que s’était arrêtée la Mercedes 500 de Karim Labaki, le jour où il l’avait rencontré par hasard devant le Centre Culturel iranien !

Il n’eut pas le temps de retenir Bernice, inconsciente de sa découverte. Elle poussait déjà la porte et il dut la suivre, sous peine d’éveiller les soupçons.

L’intérieur était encombré de sacs de café, de semoule, de farine, de manioc. Des cartons s’empilaient jusqu’au plafond. Il régnait une agréable odeur de café fraîchement torréfié, effaçant les autres senteurs. Le Libanais barbu qui officiait à la caisse leva la tête et leur adressa un plat sourire commercial. Bernice allait poser une question quand Malko la coupa à temps.

— Je voudrais une livre de café frais, fit-il.

Son regard fit taire Bernice. Le Libanais se leva et disparut dans l’arrière-boutique. Malko examina le bric-à-brac quelques instants, puis, nonchalamment, comme un client curieux, écarta le rideau séparant la boutique du local où on torréfiait le café. Il eut le temps d’apercevoir deux Noirs occupés à remplir des sacs de café, un jeune homme en jean, vraisemblablement libanais qui lisait perché sur un tabouret, et le patron en train de torréfier sa commande. Ce dernier leva la tête et lui adressa un sourire poli :

— J’arrive. Les clients ne sont pas autorisés ici, Sir.

Malko battit en retraite. Bernice semblait tassée sur elle-même, assise sur un sac de semoule, reniflant et se tamponnant les yeux.

Dehors la vie continuait, sous la chaleur écrasante, mais Malko ne pouvait effacer de son esprit le spectacle hideux du corps d’Eddie Connolly charcuté selon Dieu sait quelles règles de sorcellerie.

Ils ressortirent avec un paquet de café odorant. Bernice dit soudain :

— C’est curieux, il y a toujours des affiches de Khomeiny dans cette boutique. Aujourd’hui, il n’y a plus rien…

C’était le petit détail qui verrouillait la sinistre hypothèse de Malko. Il se retourna, contemplant la boutique à l’aspect banal.

— Il allait souvent acheter du café ?

— Tous les lundi.

Ils regagnèrent la 505.

— Ce Festus M’Bompa, où habite-t-il ? demanda Malko.

— Sur la route de Lakka, à la sortie de la ville, en face de Juba Barrack. Mais il ne dira rien.

— Cela dépend, dit Malko.

Le meurtre brutal du journaliste l’avait empli d’une fureur froide. Ses adversaires – Libanais et Chiites – se moquaient de lui ouvertement, certains de l’impunité. Ils retraversèrent Freetown, Bernice prostrée, essuyant de temps à autre une grosse larme.