Malko l’arrêta devant le building « chinois ».
— Ceux qui ont tué Eddie ne l’emporteront pas au paradis, promit-il.
Bernice hocha tristement la tête :
— Ils sont trop forts. Ils vous tueront vous aussi. Vous devriez quitter la Sierra Leone.
Malko ne répondit pas. Il fit demi-tour, méditant ces nouvelles données. C’est dans cette boutique de East Street qu’Eddie Connolly avait sans doute été kidnappé et assassiné. Là également que s’était arrêtée la Mercedes 500 de Karim Labaki, le jour où il l’avait rencontré devant le Centre Culturel iranien.
Il accéléra, animé d’une sombre détermination. Il était temps de passer à l’offensive.
— La prochaine fois, ce sera vous qu’on retrouvera coupé en morceaux, lança le chef de Station de la CIA.
— Les Iraniens et Labaki préparent quelque chose et ne reculent devant rien pour éliminer ou décourager tous ceux qui s’en approchent trop, répliqua Malko. Si nous abandonnons, on leur laisse la voie libre.
Jim Dexter lui adressa un regard inquiet.
— Malko, nous ne sommes pas à Chicago. Le Président a recommandé une action préventive, pas un massacre. Je suis obligé de rendre compte au DDO. En attendant, vous vous mettez en roue libre…
— C’est exactement ce que souhaitent les Iraniens, dit Malko.
— Bon, concéda l’Américain. Allons voir Songu. On peut peut-être le décider à agir. Il aimait bien Eddie.
— Il ne fera rien, objecta Malko, mais si vous y tenez…
L’Oldsmobile de l’Américain avait du mal à se frayer un chemin dans la masse des piétons occupant la chaussée. L’immeuble de la police grouillait d’animation. Sheka Songu les reçut immédiatement. Il avait le visage grave et sembbit bouleversé.
— Vous venez pour le meurtre d’Eddie Connolly, dit-il d’emblée.
— Oui, dit Malko. J’avais rendez-vous avec lui hier soir. Je pense qu’on l’a tué pour l’empêcher de me dire ce qu’il avait découvert. Et pour m’intimider.
Une lueur apeurée passa fugitivement dans les yeux du policier noir. Il s’assit derrière son bureau et alluma une cigarette, avant de dire lentement :
— Je crois que vous vous trompez… J’ai vu le corps de mon malheureux ami. Et les mutilations dont il a fait l’objet. Au cours des derniers mois, nous avons eu deux cas similaires à Freetown. Ils ont été assassinés par des gens venus de la Guinée-Bissau.
— Pourquoi ? demanda Malko, sceptique.
— Ce sont des sorciers, expliqua Songu. Ils ont besoin de certaines parties du corps humain pour préparer des potions magiques qu’ils revendent ensuite très cher dans les villages.
— Mais pourquoi Eddie Connolly ?
— Il était journaliste, il faisait probablement une enquête sur ces pratiques. Il a dû rencontrer ces gens qui ont pris peur. Je ferai tout pour les retrouver.
— Alors, vous ne croyez pas aux Libanais, à un meurtre télécommandé par Karim Labaki ? demanda Malko.
Sachant déjà que le policier mentait. Si Connolly avait effectué une enquête dans les milieux de la sorcellerie, Bernice l’aurait su.
Sheka Songu eut un pâle sourire.
— La personne dont vous venez de citer le nom ne se livre pas à la sorcellerie.
Il semblait mal à l’aise. Le regard fuyant posé parfois sur ses photos du Pape, qui constellaient les murs du bureau.
Malko sentit qu’il ne démordrait pas de sa thèse. Jim Dexter et lui quittèrent son bureau. À peine dans l’escalier, l’Américain explosa.
— C’est un foutu menteur ! Il sait très bien pourquoi Connolly a été tué. Seulement, il crève de frousse. Karim Labaki est passé par là. Ils ont liquidé Connolly de cette façon pour faire croire à un crime rituel. Sinon, le meurtre d’un journaliste risquait de faire des vagues…
Malko était lui aussi ivre de rage. Il s’installa dans l’Oldsmobile du chef de Station de la CIA qui demanda :
— Qu’allez-vous faire ?
— Changer de méthodes, fit sombrement Malko qui commençait à penser que Wild Bill Hodges avait raison.
Pour dialoguer avec les Libanais, il fallait un lance-flammes.
Chapitre X
— C’est ici, annonça Wild Bill Hodges.
La maison de Festus M’Bompa ne payait pas de mine. De la tôle ondulée, du pisé, de l’argile pisseux, des poulets qui picoraient autour d’un Mercedes flambant neuf, signe de prospérité. Le deux hommes émergèrent de la 505. Bill Hodges avait son visage des mauvais jours, les tache rouges de son visage ressortant encore plus.
Une porte ouvrait sur une cuisine d’une saleté repoussante, encombrée de vaisselle sale. Hodges tapota la tête d’un petit Noir en train de faire mollement le ménage.
— Où le chef M’Bompa ?
— Il dort, patron.
— Va le réveiller. On l’attend dans le living-room.
Ils pénétrèrent dans une grande pièce au désordre épouvantable. Ils s’installèrent dans de vieux canapés et Wild Bill rafla une bouteille de J & B pour s’en verser une généreuse rasade.
— Vous le connaissez ? demanda Malko.
— On a fait deux ou trois affaires ensemble… fit évasivement l’Irlandais. C’est un des plus pourris.
Ils attendirent dix minutes avant qu’un être pachydermique pénètre dans la pièce. Un Noir énorme dont les yeux disparaissaient sous des bourrelets de graisse, avec une barbiche grise, des cuisses comme des jambons… Il avait une tenue Mao presque de la même couleur que sa peau, ce qui lui donnait l’air d’être nu.
Il adressa un sourire radieux à l’Irlandais.
— On a fait la fête hier soir ! expliqua-t-il. C’est un peu le désordre. Comment va la famille ?
— Ça va, fit l’Irlandais.
Pendant quelques minutes, ils échangèrent des banalités à l’africaine, puis M’Bompa se servit une bonne rasade de J & B et sembla s’assoupir dans son fauteuil aux ressorts écrasés. Bill Hodges le houspilla aussitôt.
— Hier, tu as vu un de mes amis, fit-il. Eddie Connolly.
Festus M’Bompa leva fugitivement une lourde paupière de saurien.
— Eddie ? Non.
Bill Hodges ne se troubla pas. Se penchant, il prit dans sa sacoche un vieux P. 08 Mauser, au canon long comme la Tour Eiffel, dont il arma le chien avec un claquement sec. Il posa l’arme sur ses genoux, le canon tourné vers son hôte.
— Festus, fit-il, tu me connais. Je suis sérieux quand je parle business. Or, ça, c’est du business. Ne me dis pas que tu n’as pas peur. Parce que tu as peur. Je suis prêt à truffer ta grosse panse de tout le chargeur de ce machin.
Festus M’Bompa, totalement réveillé, se redressa et dit d’une voix aigué, comme celle des Noirs quand ils sont sous le coup d’une émotion violente :
— Bill !, je suis ton ami, tu sais bien.
— Je sais, Festus, alors je te repose ma question.
Silence de mort.
Le Noir semblait être retombé dans sa torpeur.
La détonation fit sursauter Malko. En dépit de son poids, Festus M’Bompa avait bondi hors de son fauteuil. Sans se déplacer, Bill Hodges avait tiré une balle dans le mur, qui n’avait pas dû passer vraiment loin de sa tête…
L’ancien ministre retomba sur son siège et glapit :
— Bill, tu es fou. Oui, je l’ai vu ton copain. Et alors ? Ce sont mes affaires.
— Festus, fit calmement Bill Hodges. Eddie Connolly est mort. Salement. Et je voudrais savoir qui l’a tué.