L’Irlandais retira son cigare de sa bouche pour laisser tomber :
— On va attendre jusqu’à quelle heure cet enfoiré de Forugi ?
— Dix heures, fit Malko. Après, il ne viendra plus.
Bambé lui avait révélé que tous les Iraniens étaient tenus de rentrer très tôt à leur résidence. Donc, ils avaient encore environ deux heures d’attente. De l’autre côté de la maison, la jeune Noire devait trouver le temps long, elle aussi.
Des miaulements furieux éclatèrent sous leur fenêtre. Les chats sauvages qui se battaient. La pièce où ils étaient donnait seulement sur la mer et l’Iranien ne pourrait voir la lumière en arrivant dans le parc. Malko regarda par la fenêtre, suivant les feux d’une barque de pêche qui s’éloignait dans la baie de Freetown.
Malko priait pour que l’iranien se laisse tenter. Sinon, c’était l’impasse. Wild Bill avait certes proposé comme plan de secours l’attaque de la résidence de Karim Labaki, mais c’était peu réalisable.
L’Irlandais tira de sa santiag son poignard à la lame aiguisée comme un rasoir et s’amusa à couper une feuille de papier en deux. Ses petits yeux enfoncés bougeaient sans arrêt. Il laissa tomber de sa voix traînante :
— Elle est mignonne la petite Bambé et elle ne doit pas encore avoir le Sida.
Insatiable. À croire que sa pulpeuse Libanaise blonde ne lui suffisait plus… L’Afrique semblait décupler les pulsions sexuelles des uns et des autres.
Il bâilla et ferma les yeux. Tirant doucement sur son cigare. Sa Range Rover était garée dans une impasse, plus loin, sous la garde d’un de ses employés. Malko consulta sa Seiko-quartz.
Huit heures et quart. Dans deux heures au plus, ils seraient fixés.
Hussein Forugi, jus d’orange au poing, en compagnie de son ambassadeur, se tenait à l’écart de la foule des infidèles se pressant au cocktail donné par l’ambassade de Corée du Sud, dans un salon du Mammy Yoko. Une de ses rares sorties. Ils avaient ordre de ne pas se mêler à la vie diplomatique pour ne pas risquer la « pollution »… Leur orangeade en évidence, ils regardaient avec un mépris affecté la foule des invités s’empiffrer de canapés et d’alcools. Les diplomates des pays noirs, surtout, ne pouvaient pas résister…
L’ambassadeur se pencha à son oreille.
— Notre messager sera à Téhéran demain. Je lui ai dit que tout se passait selon nos vœux. J’espère que je ne me suis pas avancé.
Hussein Forugi caressa sa barbe avec satisfaction.
— Allah est grand et nos adversaires stupides, fit-il sentencieusement. Tout se produira comme l’imam l’a souhaité.
— Personne ne pourra nous mettre en cause ?
— Personne. Il n’y aura que des soupçons et seul Allah pourra dire qui a armé la main qui frappera nos ennemis…
— Parfait, approuva l’ambassadeur. Il ne faut à aucun prix commettre l’erreur des sionistes avec Eichman en Amérique latine. Ils se sont brouillés avec plusieurs pays pour avoir agi maladroitement…
— Ce n’est pas notre cas… assura Hussein Forugi.
Il termina son orangeade. Le mot plié au fond de sa poche lui brûlait les doigts. Depuis le matin, il était déchiré entre sa lubricité et la prudence.
Aller retrouver Bambé réclamait plusieurs conditions, la première étant que personne dans son entourage ne puisse le soupçonner. Sinon, c’était le retour immédiat sur Téhéran mais pas dans les conditions qu’il souhaitait. Ses fantaisies à la résidence se déroulant en terrain ami, elles étaient tolérées. Un scandale à Freetown, c’était une autre histoire. Ensuite, il fallait éviter un chantage. De ce côté, il était plus tranquille. Avec des Icones, on faisait facilement taire une Africaine. Une toute petite voix lui disait bien que l’appel de Bambé était illogique, mais il avait absolument besoin de s’enfoncer encore une fois dans sa bouche sensuelle…
Il posa son verre d’orangeade vide et dit à son ambassadeur :
— J’ai encore du travail. Il faut que je rencontre un contact important.
— Faites attention, recommanda le diplomate. Je reste encore quelques minutes.
Hussein Forugi ne dépendait pas de lui, mais du ministère de la Sécurité intérieure, organisme beaucoup plus puissant que le ministère des Affaires étrangères.
À peine Forugi eut-il disparu qu’il s’approcha du buffet et se fit servir discrètement un verre de cognac… L’alcool lui chauffa délicieusement le gosier et lui monta au cerveau. Il regardait la bouteille de Gaston de Lagrange, comme si c’était l’Imam, jetant des regards craintifs autour de lui un grand Noir en costume traditionnel lui adressa un clin d’œil dans la foule, et il se détourna, gêné.
Hussein Forugi retrouva sa voiture au parking, et se glissa à l’arrière. Son visage blafard était congestionné par la tension nerveuse et le désir.
— On va à Murray Town, dit-il à son chauffeur.
— Tu me déposeras et tu m’attendras. Il ne faut rien dire à personne. C’est un contact secret.
— Baleh, baleh, murmura le chauffeur, blasé.
— Le voilà.
Le chuchotement de Bill Hodges fit sursauter Malko. Depuis un bon moment, l’Irlandais s’était embusqué à l’angle de la maison, surveillant le sentier traversant le jardin en friche. Cela, à l’initiative de Malko : rien ne disait que Forugi allait venir en voiture.
Malko sauta à son tour par la fenêtre et suivit silencieusement Bill Hodges, jusqu’à son poste d’observation.
Hussein Forugi avait disparu mais la porte de la maison était entrouverte. Malko fixa le battant, le pouls accéléré brutalement. Dans quelques minutes, tout allait basculer vers une situation irréversible. Il se sentait un peu comme un général sur le point de lancer une attaque. On peut avoir répété la théorie, lorsqu’on passe à l’action, on est étreint par le trac. À partir de maintenant, il était seul. Jim Dexter, en dépit de ses bonnes intentions, ne pourrait guère, si les choses tournaient mal, que lui assurer une place à Arlington, le cimetière des barbouzes particulièrement méritantes.
Les deux hommes demeurèrent immobiles d’interminables minutes. Afin d’éviter toute réaction intempestive, il valait mieux que Hussein Forugi soit engagé dans l’action avant d’intervenir…
Près d’un quart d’heure s’écoula. Malko sentait son pouls cogner dans ses tempes. L’estomac serré, il bougea enfin, atteignit le couloir obscur menant à la chambre de Bambé. Au moment où il y arrivait, un cri rauque rompit le silence. Par l’entrebâillement de la porte, il aperçut brièvement l’Iranien assis sur le lit, Bambé agenouillée devant lui. La bouche ouverte, les yeux fixes, une expression d’intense satisfaction sur le visage, Hussein Forugi venait visiblement de se répandre dans la bouche de la jeune Noire.
Ce fut sa dernière sensation agréable.
Son regard tomba sur Malko et Bill Hodges, au moment où il redescendait sur terre… Une stupéfaction sans bornes remplaça l’extase en une fraction de seconde. Avec un rugissement de rage, il repoussa violemment Bambé et se releva pour s’enfuir. Oubliant seulement que son pantalon entravait ses chevilles… Au premier pas qu’il ébaucha, il plongea en avant, s’écrasant sur le sol poussiéreux.
La poigne de Bill Hodges le saisit au collet au moment où il se redressait.
— Qui êtes-vous ? hurla l’iranien. Laissez-moi, je suis diplomate…
— Enculé, fit simplement l’Irlandais.
De toutes ses forces, il le frappa du poing gauche, à l’estomac. Malko eut l’impression que le Christ en croix entrait dans le ventre de Hussein Forugi. Ce dernier partit en arrière avec un couinement, retomba en vomissant, puis commença à gigoter pour remettre son pantalon en place…