D’une secousse, il entraîna Forugi vers le jardin… Malko allait néanmoins le suivre, lorsque Bambé s’accrocha à lui.
— Ne me laissez pas ! Ne me laissez pas seule !
Totalement hystérique de trouille. Il réussit à la calmer, et se mit à chercher l’irlandais. Celui-ci avait disparu avec son prisonnier.
Malko appela :
— Bill ! Où êtes-vous ?
Seul, le bruit des vagues lui répondit. Il franchit la porte-fenêtre, scrutant l’obscurité, et aussitôt, Bambé s’accrocha à lui, toujours aussi terrifiée. Impossible de retrouver Bill Hodges dans ces conditions.
Malko en profita pour recharger les armes. Si seulement il y avait eu le téléphone. Impossible de prévenir Jim Dexter… Pourvu que le chauffeur de l’Iranien n’ait pas donné l’alerte tout de suite…
Karim Labaki jouait au poker avec quelques amis quand un de ses hommes vint se pencher à son oreille. Il fallait une raison grave pour qu’on le dérange lorsqu’il était occupé à jouer avec les hommes les plus puissants du pays, dont le ministre de l’intérieur… Abandonnant son brelan, il traversa l’énorme living-room au sol recouvert d’une sublime moquette haute laine créée spécialement pour lui par le bureau d’études de Claude Dalle. Un homme l’attendait sous le porche, à côté d’une Mercedes CD de l’ambassade d’Iran. Visiblement soucieux.
— C’est lui qui veut vous parler, annonça un des Palestiniens. Le chauffeur de Forugi.
— Pourquoi es-tu ici ? demanda brutalement le Libanais. Tu as un message ?
À cause des défaillances du téléphone, ils utilisaient fréquemment des messagers… Le chauffeur avala sa salive.
— Non. Mr Forugi a disparu.
— Disparu ? Où ?
Le chauffeur expliqua la soirée. Comment, au bout d’une heure, Hussein Forugi ne réapparaissant pas, il avait fini par retourner à la Résidence où l’iranien n’était pas non plus.
Labaki réfléchissait, flairant un coup tordu. Ce porc d’Hussein Forugi avait probablement été voir une pute. Il repensa soudain à l’information selon laquelle Forugi était l’amant de l’ex-standardiste de la Résidence iranienne. Cela sentait mauvais.
— Attends-moi, dit-il. Je viens avec toi.
Le temps de prévenir ses amis de continuer sans lui et de ramasser trois Palestiniens, il grimpait dans sa Mercedes 500, suivi du chauffeur de Forugi. Dix minutes plus tard, ils se trouvaient à Murray Town. À son tour, il parcourut la zone où l’Iranien avait disparu. De plus en plus intrigué. Ce porc de Forugi n’était quand même pas passé de l’autre côté… Avec les Iraniens, on ne savait jamais, c’étaient de tels voyous…
Le chauffeur du Libanais s’était mis à explorer la rue. Il revint en hâte.
— Boss, j’ai appris quelque chose… Venez.
Le Libanais le suivit jusqu’à une marchande de cigarettes, à deux leones la pièce, installée sur la véranda d’une maison croulante… Le chauffeur expliqua que la vendeuse avait vu une grosse voiture rouge non loin de la maison où l’iranien était entré, avec plusieurs personnes à bord… Dont la fille qui habitait là.
— Qui est-ce ? demanda Labaki.
— Bambé, l’ancienne standardiste de la Résidence, expliqua le chauffeur. Une fois, elle était malade, je l’ai emmenée ici. Une fille très jeune.
Le Libanais sentit une main de fer lui étreindre le cœur. Ce salaud de Forugi lui avait menti ! Il sautait cette fille. Or, Bambé connaissait Rugi, qui fréquentait l’agent de la CIA… Cela commençait à sentir vraiment mauvais. Il posa deux cents leones devant la marchande de cigarettes et demanda en créole :
— You sabe oussa shi done go[38] ?
La fille étendit la main, montrant la direction opposée au centre de Freetown.
— Shi gogo for ya[39].
Cette fois, c’était carrément suspect. La voiture rouge surtout l’intriguait… En tout cas, quelque chose de grave se tramait. Il se félicita que rien ne puisse plus lui être reproché. Ses « pensionnaires » étaient sur le point de prendre la route, munis de papiers en bonne et due forme. Seulement, Forugi risquait de parler et l’impliquer, lui Labaki… Il était urgent de le retrouver. Mort ou vif et, de préférence, mort.
— On rentre ! fit-il.
Les deux voitures repartirent à fond la caisse, éclaboussant de boue les rares passants. À peine rentré, Karim Labaki marcha droit sur le ministre de l’Intérieur :
— Tu connais beaucoup de grosses voitures rouges à Freetown ?
Le Noir réfléchit quelques instants.
— J’en vois trois, dit-il, je crois que ce sont les seules. La Mercedes du vice-président, la Pajero de Kofi, le Ghanéen qui tient le restaurant et la Range Rover de ce fou d’Irlandais, le protégé de Sheka Songu. Je ne sais même pas vraiment comment on laisse un homme pareil dans notre pays, après les crimes qu’il a commis au Mozambique. C’est un raciste, ça oui…
Le Libanais ne l’écoutait plus. C’était la CIA qui avait enlevé Forugi. Ce qui n’était pas vraiment bon signe. Pour que les Américains se soient livrés à ce genre d’action, il fallait qu’ils soient au courant de ce que les Iraniens préparaient. Avec son aide à lui, Labaki. Coûte que coûte, il fallait faire le ménage. Avant que cela n’arrive aux oreilles du Président Momoh. Certes, il avait du pouvoir en Sierra Leone, mais il n’était quand même pas aussi riche que les États-Unis et l’Arabie Saoudite réunis… Il attira le chef de ses Palestiniens dans un coin :
— Tu prends tes hommes et tu files à Lakka, chez Hodges, ordonna-t-il. Fais attention, il est toujours armé. Tu ramènes tout ceux que tu trouves là-bas. S’ils résistent, tu les tues. Sauf Yassira.
Chapitre XIV
Un hurlement atroce glaça le sang de Malko. Cela semblait venir de la plage, au-delà du jardin de Bill Hodges. Cette fois, sans écouter les hurlements de Bambé, il se rua dans le jardin et scruta le sable en contrebas. Sur sa droite, à une cinquantaine de mètres, il distingua la lueur d’une lampe électrique et fonça dans cette direction.
En approchant, il distingua un corps pendu à l’une des branches d’un gros fromager s’élevant en bordure du sable. Glacé d’horreur, il se dit que l’irlandais avait pendu Hussein Forugi !
Lorsqu’il parvint au pied de l’arbre, il réalisa alors que l’Iranien était simplement pendu par les poignets, la corde qui le soutenait passée sur une branche, l’autre extrémité tenue par l’irlandais. Ses cris de douleur, bien que moins intenses, continuaient de plus belle. Bill Hodges le contemplait, la tête levée. D’un coup d’œil, Malko vérifia que son poignard était toujours enfoncé dans sa santiag.
— Bill, qu’est-ce que vous faites ? demanda-t-il, outré, à l’Irlandais.
— Je vous ai dit, je l’amollis, répliqua paisiblement Wild Bill Hodges.
Prenant l’iranien par les pieds, il le tira vers lui, comme un pendule, le plus haut possible, puis le lâcha. Hussein Forugi partit en avant, son dos raclant au passage le tronc du fromager. Un nouveau cri horrible jaillit de sa gorge. Son mouvement de pendule le ramena vers l’Irlandais, et, de nouveau, en frôlant le tronc, il poussa un cri de porc qu’on égorge.
Malko observait la scène, perplexe. À première vue, ce jeu de balançoire semblait parfaitement innocent. Il approcha un peu plus et vit alors que la chemise de l’Iranien était déchirée dans le dos, en loques, les lambeaux imprégnés de sang. En examinant le tronc du fromager, il comprit l’abominable astuce de Bill Hodges. Le tronc de l’arbre était hérissé de protubérances triangulaires, comme une gigantesque râpe à fromage naturelle. À chaque passage, ces pointes arrachaient quelques lambeaux de la peau du conseiller culturel iranien.