— Attendons, suggéra Malko.
L’Irlandais éteignit les phares. Tapis dans l’ombre, ils entendirent l’autre Range faire hurler son moteur pour se dégager du sable, puis partir en longeant le bois où ils se trouvaient. Ses occupants devaient être persuadés qu’ils étaient déjà loin. Quand le silence fut retombé depuis un bon moment, Bill Hodges prit le câble enroulé sur le treuil de l’avant et commença à le tirer, pour l’accrocher à un arbre. Une demi-heure plus tard, ils n’avaient pas bougé d’un centimètre. À chaque traction, la Range s’enfonçait un peu plus…
— Il faut y aller avec des pelles, dit l’Irlandais. Creuser sous les roues et mettre des branches. Sinon, on sera encore là demain matin.
Karim Labaki n’avait plus la tête au jeu et cette distraction venait de lui coûter quatre mille dollars. Le ministre de l’intérieur qui, lui, avait gagné quatre ans de salaire sur un seul coup, se versa une large rasade de Gaston de Lagrange, et commença à réchauffer le verre ballon entre ses gros doigts.
— On continue ?
Karim Labaki n’eut pas le temps de répondre. Un des Palestiniens s’encadrait dans la porte du salon de jeu… lui adressant un signe discret. Aussitôt, le Libanais se leva et le rejoignit.
— Nous avons trouvé Forugi, annonça le Palestinien.
— Vivant ?
— Oui, mais abîmé.
— Où est-il ?
— Dans le garage.
Il le suivit. Les Palestiniens avaient allongé Hussein Forugi à même le ciment, sur le côté. Karim Labaki vit son dos déchiré et comprit ce qu’on lui avait fait… L’Iranien entrouvrit les yeux et gémit. Il paraissait vraiment mal en point. Labaki se retourna vers ses hommes.
— Laissez-nous. Gardez le garage.
Il se pencha vers le blessé.
— Que s’est-il passé ?
Par bribes, Hussein Forugi lui raconta son odyssée, en n’omettant rien. Le Libanais l’écoutait, impassible, contenant sa rage. Il donna une petite tape sur l’épaule d’Hussein Forugi.
— Ça va, on va te soigner.
À ta sortie du garage, il dit quelques mots au chef des Palestiniens. Celui-ci prit dans la Range blanche la corde qui avait servi à attacher l’iranien. Avec un autre de ses hommes, il la passa autour du cou d’Hussein Forugi. Puis ils se mirent à tirer chacun de leur côté, prenant appui sur les épaules de l’Iranien, l’étranglant brutalement.
Hussein Forugi ne lutta que quelques secondes. Trop faible pour glisser ses doigts entre la corde et son cou. Son visage noircit, il eut quelques hoquets et mourut en griffant le ciment de ses ongles.
Le Palestinien dénoua alors la corde et la remit dans la voiture.
— Des criminels se sont emparés de notre ami iranien Hussein Forugi, et l’ont torturé avant de l’assassiner, expliquait Karim Labaki au ministre de l’Intérieur. J’avais été alerté tout à l’heure. Mes hommes viennent de ramener le corps.
Furieux d’interrompre son poker, le ministre lança :
— Je vais prévenir Sheka Songu immédiatement. Vous avez des soupçons ?
Plus que des soupçons. Le corps a été retrouvé dans le jardin de Bill Hodges, le mercenaire… Venez le voir.
De mauvaise grâce, le ministre le suivit dans le garage. Il n’examina que quelques secondes le cadavre de Forugi.
— C’est absolument dégoûtant, dit-il. Je vais donner des ordres pour que le CID recherche immédiatement les coupables.
— Ils sont partis à bord de sa Range Rover rouge, précisa le Libanais, probablement avec un autre homme. Un Blanc, agent des Services américains, un mercenaire lui aussi…
Le mercenaire, c’était la bête noire de tous les Africains…
Le ministre regarda sa montre.
— Bon, mon cher ami, je m’en occupe sur-le-champ, mais nous finissons quand même le coup…
Il avait un full aux rois et il y avait un million de leones sur la table… Ils regagnèrent leurs places. Karim Labaki demanda deux cartes. Il avait gardé une paire d’as. Il toucha un troisième as et deux 10. Son premier geste fut de faire tapis.
Il se retint, voyant la sueur sur le front du ministre.
— Je passe, fit-il, en jetant ses cartes.
— Tapis, lança le ministre.
Il étala son jeu. Aucun des deux autres Libanais n’avait plus d’une paire. Avec un gros rire heureux, il ramassa la mise. D’un regard, Labaki glaça les autres Libanais qui voulaient continuer. Il se leva, donnant l’exemple.
— Il faut laisser le ministre faire son travail, fit-il.
Gravement, le ministre de l’intérieur approuva.
— Je vais faire établir des barrages partout, à l’aéroport, sur les routes, aux postes-frontières. Il faut arrêter ces mercenaires. C’est la plaie de l’Afrique.
Labaki le raccompagna jusqu’à sa Mercedes. Une voiture qu’il lui avait offerte, d’ailleurs, comme au président… Avec sa mallette pleine de leones, il allait avoir du cœur à l’ouvrage… Karim Labaki rentra chez lui, vérifiant au passage que ses Palestiniens veillaient aux points stratégiques. Il appela le chef.
— Fais attention, surtout cette nuit. Il est possible que nous soyons attaqués. N’hésitez pas à tirer.
Il se retira dans son bureau, mit une cassette vidéo dans son magnétoscope Samsung, s’installa dans un profond fauteuil et alluma un cigare.
Il avait fallu une heure et demie d’efforts pour dégager la Range embourbée ! Bill Hodges venait de jaillir du bois pour se lancer sur la piste de Freetown, moteur à fond, slalomant entre les trous énormes.
— Où allez-vous ? demanda Malko.
Bill Hodges ricana.
— Bonne question. Je n’en sais foutre rien.
— Je dois prévenir Jim Dexter, dit Malko. À cette heure-ci, il doit être chez lui.
— Alors, direction Signal Hill, conclut l’Irlandais. Ensuite, on pourra rendre une petite visite à Labaki. Récupérer vos deux gus.
— Je ne sais pas, fit Malko. Ce qui vient de se passer prouve qu’il est alerté. Les Iraniens n’agiraient pas directement. Donc, il est sur ses gardes. Le chauffeur de Forugi a dû se précipiter chez lui. Il vaut mieux faire d’abord le point avec Jim Dexter.
La Range Rover franchit le pont en fer enjambant Lumley Creek et s’engagea sur la route montant vers les collines du quartier résidentiel. Malko avait rechargé le shot-gun posé sur ses genoux, mais l’autre Range ne s’était pas montrée.
Yassira n’avait plus ouvert la bouche et Bambé, tassée sur son siège comme un animal, semblait dormir. Malko aperçut enfin le grand building perché au bord de la route où résidaient les Américains de l’ambassade et, juste derrière, la villa de Jim Dexter.
La Range Rover s’engagea dans le raidillon, contournant le building pour arriver par-derrière. Les phares éclairèrent le portail de la villa de Jim Dexter. Une voiture bleue était garée devant, portant le sigle SLP[40] peint en lettres blanches sur sa portière.
Bill Hodges jura et donna un brusque coup de volant.
— Shit ! Les flics !
Trente secondes plus tard, ils dévalaient Signal Hill. Malko était atterré. Que s’était-il passé pour que la police officielle surveille la maison du responsable de la CIA…
— Où on va ? demanda Bill Hodges.
Malko était en train de faire tourner son cerveau à 100 000 tours, examinant les diverses possibilités. L’ambassade était exclue, les diplomates n’aimaient déjà pas la CIA, mais quand ses agents étaient en difficulté, cela devenait de la haine… Rugi avait disparu. Le Mammy Yoko devait déjà être surveillé. Il ne restait pas grand-chose.