— Je connais peut-être un endroit, suggéra soudain Bambé d’une voix timide.
— Où ?
— Chez Kofi, le propriétaire du restaurant de la maison rouge dans Pademba Road. Une de ses femmes appartient à la même « Bondo Society » que moi… Et si vous pouvez lui donner un peu d’argent, il acceptera sûrement de nous aider.
— Allons-y !
Ils redescendirent vers le centre. Les rues de Freetown étaient désertes. Bill Hodges remonta Pademba Road à tombeau ouvert. Le portail de la cour attenante à la maison de bois abritant le restaurant était ouvert. Bill s’y engouffra et se gara dans la cour. Il referma ensuite les deux vantaux. La Range rouge était ainsi invisible de la rue…
— Venez avec moi, dit Bambé à Malko.
Il la suivit et ils furent accueillis par une fille longiligne et languissante qui portait un anneau d’or dans le nez. Conciliabule à voix basse entre les deux Noires. Celle à l’anneau disparut pour revenir avec un Noir très grand coiffé d’une sorte de chapeau-claque en tissu, vêtu à l’Africaine avec beaucoup de recherche. Il avait des traits délicats, une barbiche et des yeux pétillants d’intelligence. Il tendit à Malko une main fine, aux ongles très longs, comme ceux d’une femme.
— Bonsoir, je suis heureux de pouvoir vous venir en aide. Je n’aime ni les Libanais ni les Iraniens, ce sont des doctrinaires dangereux.
— Vous pouvez nous abriter cette nuit ?
— Certainement. J’ai une grande pièce au second étage que je réserve à mes amis de passage. Nous vivons tous dans cette maison, mes sept épouses et moi.
— Vous êtes musulman ?
Le Noir secoua la tête en souriant.
— Non. Pourquoi faudrait-il être musulman pour vivre avec plusieurs femmes ? J’ai parcouru le monde, de la Floride à la Tanzanie. J’ai rencontré des femmes un peu partout et je les ai gardées. Vous êtes les bienvenus.
— Et la voiture ?
— Je vais la dissimuler dans un garage. Vous avez dîné ?
— Non.
— Alors venez.
Il disparut. Bambé accrocha Malko par la manche.
— Il veut mille dollars, dit-elle.
Cela rendait l’accueil plus logique. Malko compta les billets de cent dollars, puis les déchira en deux.
— Tu lui donnes la moitié maintenant, fit-il. L’autre moitié quand nous partirons.
Bambé sourit. Voilà un Blanc qui ne se laissait pas faire… Il valait mieux éviter que Kofi ne soit tenté de gagner deux mille dollars en les trahissant.
On n’entendait que le bruit des cuillères contre la porcelaine des bols. Kofi et ses femmes regardaient les deux Blancs et leurs compagnes, tous assis sur des nattes, se restaurer d’un clam chowder très épicé où flottaient des morceaux de langouste. Peu d’éclairage, des lampes rouges et quelques bougies. Même Bill s’était détendu… Deux des femmes de Kofi étaient superbes, moulées dans des garas qui dessinaient des formes admirables.
L’Irlandais en avait les yeux hors de la tête. Yassira faisait la gueule devant toutes ces femelles… Kofi, qui présidait, ne la quittait pas des yeux.
— Venez, fit-il, quand ils eurent fini.
Il les mena à l’étage supérieur dans une grande pièce où se trouvaient une demi-douzaine de lits de camp. Les volets de bois étaient fermés et il régnait une chaleur accablante… Malko se laissa tomber sur un des lits et, aussitôt, Bambé prit le lit voisin. Bill se plaça près de la porte, Yassira mettant un lit entre elle et lui. Kofi leur adressa un petit signe amical.
— Bonne nuit.
Curieuse pension de famille.
Malko se mit à réfléchir. Fichue situation. Il était coincé, traqué par les tueurs du Libanais et par la police de Sierra Leone. Avant tout, il fallait prévenir la CIA. Puis, si possible, intervenir contre les deux Chiites hébergés par Karim Labaki.
Une opération à hauts risques qu’il était pourtant obligé de mener.
Peu à peu, les bruits de l’extérieur s’estompaient. Freetown dormait. Malko se dit que c’était le moment de tenter un contact avec Jim Dexter. Le lendemain, il serait peut-être trop tard… or, il restait moins de quarante-huit heures avant l’attentat projeté… Il se leva doucement, mais Bill veillait. L’irlandais se dressa devant lui.
— Où allez-vous ?
— Essayer de voir Jim Dexter.
— À pied ? Vous saurez retrouver Signal Hill ?
— Bien sûr.
Sa sacoche à la main, Malko descendit l’escalier qui craquait. Il se retourna Bambé le suivait.
— Je vais avec toi…
— Non.
— Si. J’ai peur sans toi.
Elle avait adopté le tutoiement africain. Sentant qu’il n’arriverait pas à la dissuader, il y renonça et ils se glissèrent dans Pademba Road déserte.
Chapitre XV
Malko arriva au bas du sentier défoncé menant à la villa de Jim Dexter. Vingt-cinq minutes de marche forcée. Bambé trottinant derrière lui, comme un chien fidèle. Elle l’avait fajt couper à travers les collines couvertes de jungle, évitant les grandes avenues. Le silence était absolu, à part quelques cris d’oiseaux de nuit. Dissimulé dans les fourrés, Malko observa la grille de la villa.
La voiture de police avait disparu mais un soldat, G3 à l’épaule, somnolait, appuyé à la grille. Pas question d’entrer sans être vu.
Bambé se pencha à l’oreille de Malko.
— Ne bouge pas. Laisse-moi faire.
Sans un bruit, elle s’enfonça dans le sous-bois, s’éloignant en direction du grand immeuble voisin où demeuraient les Américains de l’ambassade.
Quelques minutes plus tard, Malko vit Bambé surgir le long du building. De son poste, le soldat devait avoir l’impression qu’elle en sortait. Elle traversa la petite place ronde sans se presser, à une dizaine de mètres de la sentinelle.
Celle-ci s’ébroua, fit glisser son fusil de son épaule et héla la jeune Noire. Bambé s’approcha docilement de lui et ils engagèrent la conversation. Malko ne pouvait entendre ce qui se disait, mais le rire de Bambé le rassura. Le soldat avait remis son fusil d’assaut à l’épaule et tournait autour d’elle comme un chat autour d’un canari.
Bambé sautillait sur place pour esquiver ses avances de plus en plus audacieuses. Finalement, il posa son fusil d’assaut et parvint à enlacer Bambé. Elle se débattit mollement, le soldat essayait de l’embrasser, ils chahutaient en riant. Finalement, le soldat prit Bambé par la main et l’entraîna vers un bosquet, à l’opposé de l’endroit où se trouvait Malko.
Celui-ci attendit quelques secondes puis traversa le sentier en courant, escalada la grille, retomba dans le jardin et fonça à la porte d’entrée de la villa. Il écrasa la sonnette, le cœur battant. Pourvu que l’Américain soit là…
Quelques instants plus tard, une lumière s’alluma à l’intérieur et la voix de Jim Dexter demanda à travers le battant :
— Qui est là ?
— Malko !
La porte s’ouvrit instantanément sur le chef de Station de la CIA, en pantalon de pyjama, un Beretta automatique au poing, ébouriffé, les yeux gonflés. Il fixa Malko avec un mélange de stupéfaction et de soulagement.
— My God ! Je vous croyais en prison.
— Que s’est-il passé ? demanda Malko. Pourquoi les Sierra Leonais vous surveillent-ils ?
— À cause de vous, répliqua l’Américain. Le ministre de l’intérieur est un copain de Labaki. Il vous a accusé d’être un mercenaire. C’est le flic venu ici qui me l’a dit.