Malko, qui avait pris connaissance du dossier RUFI, tiqua.
— Labaki, remarqua-t-il, c’est l’homme chez qui se trouvait Charlie à Freetown ? Qui est-ce ?
Jim Dexter rit. Sans joie.
— Le vrai propriétaire de la Sierra Leone… Un Libanais chiite richissime. Il a tout : la pêche, la banque, l’import, Mercedes et surtout les diamants. Il n’y a pas 5 % de la production qui sort officiellement… Le reste file en contrebande à travers un réseau compliqué de revendeurs qui brassent des dizaines de millions de dollars. Labaki en a la plus grosse part… Il possède la plus belle maison de Freetown, à Station Hill, les collines dominant Lumley Beach, avec son hélipad personnel et des gardes du corps palestiniens équipés d’un armement sophistiqué. Il est intouchable, parce qu’il paie tout le monde. Y compris le Président…
— Pourquoi est-il en si bons termes avec les Iraniens ?
— C’est un Chiite et il fait du business avec eux.
— Quel est son lien avec Charlie ?
La serveuse leur apporta deux bols de clam chowder et se retira sur la pointe des pieds. Malko goûta sa soupe. De quoi tuer tous les microbes de Sierra Leone. Cet étrange restaurant silencieux au milieu de cette ville morte sans voitures et sans lumières donnait une impression de malaise. L’Américain enchaîna :
— Comme la plupart des Libanais d’ici, Karim Labaki aime bien s’offrir un beau petit garçon de temps en temps… expliqua-t-il. Nos homologues de Côte d’Ivoire avaient comme source ce Charlie que Karim Labaki avait déjà rencontré à Abidjan. Ils ont eu l’idée de l’envoyer ici il y a quinze jours pour « tamponner » Labaki. Ça a tellement bien marché que le Libanais l’a installé chez lui…
— Pourquoi Labaki ?
— Son nom est revenu souvent dans les écoutes radio. De plus, j’ai appris à la centrale qu’il était très lié avec le patron du Centre culturel iranien, un certain Hussein Forugi. Couverture diplo, background culturel, mais membre important du Ministère de la Sécurité Intérieure iranien. Les ordures qui dirigent le terrorisme…
— Les Sierra Leonais connaissent ce détail ?
L’Américain haussa les épaules.
— Ils s’en foutent.
La serveuse pieds nus revint et apporta de la langouste au pilli-pilli. De nouveau Jim Dexter consulta sa montre avec agacement.
— Mais qu’est-ce que fout Rugi ?
Seul le grondement du générateur lui répondit. Malko était beaucoup plus passionné par ce que l’Américain lui racontait que par l’insaisissable Rugi. Il goûta sa langouste et demanda :
— Qu’est-il arrivé ensuite ?
— Nous en sommes réduits aux hypothèses. Charlie a dû découvrir quelque chose d’important car il a filé un beau matin sur un poda-poda[15]. Cela a dû alerter Karim Labaki. Charlie s’est fait égorger à Treichville, le jour même de son retour…
— Mais comment Labaki communique-t-il avec le monde extérieur ?
— Radio amateur, il a sa licence en bonne et due forme et un émetteur très puissant… C’est plein de Libanais chiites à Abidjan… Vous savez la suite. Les tueurs n’ont pas eu le temps de piquer son sac et nos copains ont trouvé un passeport sierra-leonais en blanc avec une photo. Celle d’un dangereux terroriste qu’on croyait en Iran. Bien entendu, la station d’Abidjan a rendu compte au DDO. Qui a fait la synthèse de tous les éléments de RUFI. Ils ont trouvé que cela commençait à faire beaucoup. Le dossier RUFI est remonté au Président qui a estimé que la sécurité du pays était menacée. Il a signé un « finding[16] » pour intensifier une action clandestine destinée à contrer ce projet d’attentat, incluant une possible action préventive pour éliminer le danger.
Malko resta la fourchette en l’air.
— Mais pourquoi ai-je hérité du bébé ? Vous êtes implantés ici.
— Nous n’avons pas les moyens de mener des opérations clandestines, se hâta de préciser l’Américain. La Station ne compte que trois personnes, plus un chiffreur à mi-temps et une secrétaire. Mon boulot consiste principalement à écouter les conversations des ambassades cubaine et soviétique et à rassurer le Président Momoh sur l’indéfectible amitié que portent les États-Unis à son merveilleux pays.
Malko avait déjà appris à Vienne que RUFI avait l’attention de la Maison Blanche.
— Il n’y a pas moyen de savoir si Nabil Moussaoui, ce terroriste chiite libanais dont nous avons récupéré la photo, a été, est ou sera ici ? interrogea-t-il.
Jim Dexter lui jeta un regard plein de commisération :
— Apparemment, il est ici, il y a été ou il va y être…
— On ne peut pas contrôler, avec l’Immigration ?
— J’ai déjà essayé : sans succès jusqu’ici. Vous avez vu l’aéroport… On entre et on sort du pays comme on veut, avec quelques poignées de leones. En plus, les Iraniens utilisent souvent des avions privés qui viennent de Téhéran. La voiture de l’ambassade embarque les passagers directement au pied de la passerelle.
— Vous avez une preuve de la présence de ce Nabil Moussaoui à Freetown ?
L’Américain secoua la tête.
— Non. Mais cela ne veut strictement rien dire… Il peut être planqué à l’ambassade ou dans leur énorme résidence de Hillcot Road. Nous n’avons que peu de contacts dans le milieu chiite libanais. C’est pour cela que Rugi peut vous être précieuse. Elle connaît tout le monde. Et puis, j’ai un copain à vous présenter, Wild Bill Hodges.
— Le « Merc[17] ».
— Vous le connaissez ?
— J’en ai entendu parler, dit Malko, qu’est-ce qu’il fait ici ?
— R & R[18]. Il s’est installé hors de la ville avec une fille superbe. Comme ce n’était pas assez, il a enlevé une Libanaise, nièce de Karim Labaki. À travers elle, il sait pas mal de choses. Il pourra vous donner un sacré coup de main et il n’a peur de rien…
« Wild Bill » Hodges était irlandais. Après une brève carrière dans l’IRA, il s’était un peu promené en Afrique comme mercenaire, du Mozambique au Tchad, en passant par les Comores et le Zaïre. Connu comme le loup blanc. Malko l’aurait plutôt cru en Afrique du sud. Décidément, la Sierra Leone était un drôle de pays.
— Comment a-t-il atterri ici ?
Jim Dexter leva les yeux au ciel.
— Par la grâce du Pape ! C’est un catholique fervent. Comme le patron de la police de Freetown, Sheka Songu. Bill et lui se sont rencontrés en pèlerinage à Rome… Ils ont sympathisé et en dépit de son passé, Songu lui a donné un permis de séjour. Depuis, ils vont tous les dimanches à la messe de sept heures à la cathédrale de Regent Road et ils ont le même confesseur. Bill a juré de ne pas commettre d’horreurs ici et proposé de réorganiser la défense rapprochée du Président Momoh. Petit service toujours apprécié.
— Il est prévenu de mon arrivée ?
— Je n’ai pas pu. Pas de téléphone, mais il me connaît. Vous irez le voir, c’est à Lakka, à une vingtaine de kilomètres au sud.
— Et Karim Labaki ? Où est-il ?
— Probablement dans sa villa de Hill Station.
La chaleur humide commençait à s’attaquer au cerveau de Malko. Il mit trois morceaux de sucre dans son café très fort, pour se remonter. La mystérieuse Rugi était toujours invisible. Jim Dexter consulta sa montre et dit avec résignation.
— On verra Rugi demain… Elle a dû avoir un problème.
Ça, c’était l’Afrique…
— On ne peut pas lui téléphoner ?
— Il ne marche pas. Et elle habite au diable, à Kissy, dans l’ouest de la ville. Je vais vous ramener à l’hôtel.