Tel fut, en résumé, le récit que le bushman fit au colonel Everest.
Il ajouta qu’il croyait devoir lui dire la vérité tout entière, ajoutant que pour son compte, il suivrait les ordres du colonel, et ne reculerait pas, si l’on décidait de continuer la marche en avant.
Le colonel Everest tint conseil avec ses deux collègues, sir John Murray et William Emery, et il fut arrêté que les travaux géodésiques seraient poursuivis quand même. Près des cinq huitièmes de l’arc étaient déjà mesurés, et quoi qu’il arrivât, ces Anglais devaient à eux-mêmes et à leur pays de ne point abandonner l’opération.
Cette décision prise, la série trigonométrique fut continuée. Le 27 octobre, la commission scientifique coupait perpendiculairement le tropique du Capricorne, et le 3 novembre, après avoir achevé son quarante et unième triangle, elle constatait, par des observations zénithales, que la mesure de la méridienne s’était accrue d’un nouveau degré.
Pendant un mois, la triangulation fut poursuivie avec ardeur sans rencontrer d’obstacles naturels. Dans ce beau pays, si heureusement accidenté, coupé seulement de ruisseaux franchissables et non de cours d’eau importants, les astronomes opérèrent vite et bien. Mokoum, toujours sur le qui vive, avait soin d’éclairer la tête et les flancs de la caravane, et il empêchait les chasseurs de s’en écarter. Cependant, aucun danger immédiat ne semblait menacer la petite troupe, et il était fort possible que les craintes du bushman ne se réalisassent pas. Du moins, pendant ce mois de novembre, aucune bande pillarde ne se montra, et l’on ne retrouva plus trace de l’indigène qui avait suivi si opiniâtrement l’expédition depuis le dolmen de la forêt incendiée.
Et cependant, à plusieurs reprises, et bien que le péril parût momentanément éloigné, le chasseur remarqua des symptômes d’hésitation parmi les Bochjesmen placés sous ses ordres. On n’avait pu leur cacher les deux incidents du dolmen et de la chasse aux oryx. Ils s’attendaient inévitablement à une rencontre des Makololos. Or, Makololos et Bochjesmen sont deux tribus ennemies, sans pitié l’une envers l’autre. Les vaincus n’ont aucune grâce à espérer des vainqueurs, et leur petit nombre devait justement effrayer les indigènes de cette troupe, diminuée de moitié depuis la déclaration de guerre. Ces Bochjesmen se voyaient déjà à plus de trois cent milles des bords de la rivière d’Orange, et il était encore question de les entraîner à deux cent milles au moins vers le nord. Cette perspective leur donnait à réfléchir. Avant de les engager pour cette expédition, Mokoum, il est vrai, ne leur avait point dissimulé la longueur et les difficultés du voyage, et certes, ils étaient hommes à braver les fatigues inséparables d’une telle expédition. Mais, du moment qu’aux fatigues se joignaient les dangers d’une collision avec des ennemis acharnés, cette circonstance modifiait leurs dispositions. De là, des regrets, des plaintes, un mauvais vouloir que Mokoum feignait de ne voir ni d’entendre, mais qui ajoutait encore à ses inquiétudes sur l’avenir de la commission scientifique.
Un fait, dans la journée du 2 décembre, excita encore les mauvaises dispositions de ces superstitieux Bochjesmen et provoqua, dans une certaine mesure, une sorte de rébellion contre leurs chefs.
Depuis la veille, le temps, si beau jusqu’alors, s’était assombri. Sous l’influence d’une chaleur tropicale, l’atmosphère, saturée de vapeurs, indiquait une grande tension électrique. On pouvait déjà présager un orage prochain, et les orages, sous ces climats, se développent presque toujours avec une incomparable violence.
En effet, pendant la matinée du 2 décembre, le ciel se couvrit de nuages d’un sinistre aspect, auquel un météorologiste ne se fût pas trompé. C’étaient des «cumulus» amoncelés comme des balles de coton, et dont la masse, ici d’un gris foncé, là d’une nuance jaunâtre, présentait des couleurs très-distinctes. Le soleil avait une teinte blafarde. L’air était calme, la chaleur étouffante. La baisse barométrique, accusée depuis la veille par les instruments, s’était alors arrêtée. Pas une feuille ne remuait aux arbres au milieu de cette lourde atmosphère.
Les astronomes avaient observé cet état du ciel, mais ils n’avaient point cru devoir interrompre les travaux. En ce moment, William Emery, accompagné de deux matelots, de quatre indigènes et d’un chariot, s’était porté à deux milles dans l’est de la méridienne, afin d’établir un poteau indicateur destiné à former le sommet d’un triangle. Il s’occupait de dresser sa mire au sommet d’un monticule, quand une rapide condensation des vapeurs, sous l’influence d’un grand courant d’air froid, donna lieu à un développement considérable d’électricité. Presque aussitôt, une grêle abondante se précipita sur le sol. Phénomène assez rarement observé, ces grêlons étaient lumineux, et on eût dit qu’il pleuvait des gouttes de métal embrasé. Du sol directement frappé jaillissaient des étincelles, et des jets lumineux s’élançaient de toutes les portions métalliques du véhicule qui avait servi au transport du matériel.
Bientôt ces grêlons acquirent un volume considérable. C’était une lapidation véritable, à laquelle on ne pouvait s’exposer sans danger. Et l’on ne s’étonnera pas de l’intensité de ce phénomène, quand on saura que le docteur Livingstone a vu, en de pareilles circonstances, à Kolobeng, les carreaux de la maison brisés, et des chevaux, des antilopes, tués par ces énormes grêlons.
Sans perdre un instant, William Emery, abandonnant son travail, rappela ses hommes, afin de chercher dans le chariot un abri moins dangereux que celui d’un arbre par un temps d’orage. Mais il avait à peine abandonné le sommet du monticule, qu’un éclair éblouissant, accompagné d’un coup de tonnerre immédiat, embrasa l’atmosphère.
William Emery fut renversé, comme mort. Les deux matelots, éblouis un instant, se précipitèrent vers lui. Très-heureusement, le jeune astronome avait été épargné par la foudre. Par un de ces effets presque inexplicables, que présentent certains cas de foudroiement, le fluide avait pour ainsi dire glissé autour de lui, en l’enveloppant d’une nappe électrique; mais son passage était dûment attesté par la fusion qu’il avait opérée des pointes de fer d’un compas que William Emery tenait à la main.
Le jeune homme, relevé par ses matelots, revint promptement à lui. Mais il n’avait été ni la seule ni la plus éprouvée victime de ce coup de tonnerre. Auprès du poteau dressé sur le monticule, deux indigènes gisaient sans vie, à vingt pas l’un de l’autre. L’un, dont le système vital avait été complètement désorganisé par l’action mécanique de la foudre, gardait sous ses vêtements intacts un corps noir comme du charbon. L’autre, frappé au crâne par le météore atmosphérique, avait été tué raide.
Ainsi donc, ces trois hommes, – les deux indigènes et William Emery, – venaient de subir simultanément le choc d’un seul éclair à triple dard. Phénomène rare, mais quelquefois observé, de cette trisection d’un éclair, dont l’écartement angulaire est souvent considérable.
Les Bochjesmen, d’abord atterrés par la mort de leurs camarades, prirent bientôt la fuite, en dépit des cris des matelots, et au risque d’être foudroyés en raréfiant l’air derrière eux par la rapidité de leur course. Mais ils ne voulurent rien entendre, et revinrent au campement de toute la vitesse de leurs jambes. Les deux marins, après avoir transporté William Emery dans le chariot, y placèrent les corps des deux indigènes, et s’abritèrent à leur tour, étant déjà tout contusionnés par le choc des grêlons qui tombaient comme une pluie de pierres. Pendant trois quarts d’heure environ, l’orage gronda avec une violence extrême. Puis, il commença à s’apaiser. La grêle cessa de tomber, et le chariot put reprendre la route du camp.