L’astronome, quittant son fauteuil de mousse, se dirigea vers la partie de la berge occupée par le chasseur. En quelques moments, il l’eut atteinte.
«Voyez-vous quelque chose, Mokoum? demanda-t-il au bushman.
– Rien, je ne vois rien, monsieur William, répondit le chasseur, mais si les bruits de la nature sont toujours familiers à mon oreille, il me semble qu’un bourdonnement inaccoutumé se produit sur le cours inférieur du fleuve!»
Puis, cela dit, le bushman, recommandant le silence à son compagnon, se coucha l’oreille contre terre, et il écouta avec une extrême attention.
Après quelques minutes, le chasseur se releva, secoua la tête, et dit:
«Je me serai trompé. Ce bruit que j’ai cru entendre n’est autre que le sifflement de la brise à travers la feuillée ou le murmure des eaux sur les pierres de la rive. Et, cependant…»
Le chasseur prêta encore une oreille attentive, mais il n’entendit rien.
«Mokoum, dit alors William Emery, si le bruit que vous avez cru percevoir est produit par la machine de la chaloupe à vapeur, vous l’entendrez mieux en vous baissant au niveau de la rivière. L’eau propage les sons avec plus de netteté et de rapidité que l’air.
– Vous avez raison, monsieur William! répondit le chasseur, et plus d’une fois, j’ai surpris ainsi le passage d’un hippopotame à travers les eaux.»
Le bushman descendit la berge, très-accore, se cramponnant aux lianes et aux touffes d’herbes. Lorsqu’il fut au niveau du fleuve, il y entra jusqu’au genou, et se baissant, il posa son oreille à la hauteur des eaux.
«Oui! s’écria-t-il, après quelques instants d’attention, oui! Je ne m’étais pas trompé. Il se fait là-bas, à quelques milles au-dessous, un bruit d’eaux battues avec violence. C’est un clapotis monotone et continu qui se produit à l’intérieur du courant.
– Un bruit d’hélice? répondit l’astronome.
– Probablement, monsieur Emery. Ceux que nous attendons ne sont plus éloignés.»
William Emery, connaissant la finesse de sens dont le chasseur était doué, soit qu’il employât la vue, l’ouïe ou l’odorat, ne mit pas en doute l’assertion de son compagnon. Celui-ci remonta sur la berge, et tous deux résolurent d’attendre en cet endroit, duquel ils pouvaient facilement surveiller le cours de l’Orange.
Une demi-heure se passa, que William Emery, malgré son calme naturel, trouva interminable. Que de fois il crut voir le profil indéterminé d’une embarcation glissant sur les eaux. Mais sa vue le trompait toujours. Enfin, une exclamation du bushman lui fit battre le cœur.
«Une fumée!» s’était écrié Mokoum.
William Emery, regardant vers la direction indiquée par le chasseur, aperçut, non sans peine, un léger panache qui se déroulait au tournant du fleuve. On ne pouvait plus douter.
L’embarcation s’avançait rapidement. Bientôt, William Emery put distinguer sa cheminée qui vomissait un torrent de fumée noire, mélangée de vapeurs blanches. L’équipage activait évidemment les feux afin d’accélérer la vitesse, et atteindre le lieu du rendez-vous au jour dit. La barque se trouvait encore à sept milles environ des chutes de Morgheda.
Il était alors midi. L’endroit n’étant pas propice à un débarquement, l’astronome résolut de retourner au pied de la cataracte. Il fit connaître son projet au chasseur, qui ne répondit qu’en reprenant le chemin déjà frayé par lui sur la rive gauche du fleuve. William Emery suivit son compagnon, et s’étant retourné une dernière fois à un coude de la rivière, il aperçut le pavillon britannique qui flottait à l’arrière de l’embarcation.
Le retour aux chutes s’opéra rapidement, et à une heure, le bushman et l’astronome s’arrêtaient à un quart de mille en aval de la cataracte. Là, la rive, coupée en demi-cercle, formait une petite anse au fond de laquelle la barque à vapeur pouvait facilement atterrir, car l’eau était profonde à l’aplomb même de la berge.
L’embarcation ne devait pas être éloignée, et elle avait certainement gagné sur les deux piétons, quelque rapide qu’eût été leur marche. On ne pouvait encore l’apercevoir, car la disposition des rives du fleuve, ombragé par de hauts arbres qui se penchaient au-dessus de ses eaux, ne permettait pas au regard de s’étendre. Mais, on entendait sinon le hennissement de la vapeur, du moins, les coups de sifflets aigus de la machine, qui tranchaient sur les mugissements continus de la cataracte.
Ces coups de sifflets ne discontinuaient pas. L’équipage cherchait ainsi à signaler sa présence aux environs de la Morgheda. C ’était un appel.
Le chasseur y répondit en déchargeant sa carabine, dont la détonation fut répétée avec fracas par les échos de la rive.
Enfin, l’embarcation apparut. William Emery et son compagnon furent aussi aperçus de ceux qui la montaient.
Sur un signe de l’astronome, la barque évolua et vint se ranger doucement près de la berge. Une amarre fut jetée. Le bushman la saisit et la tourna sur une souche rompue.
Aussitôt, un homme de haute taille s’élança légèrement sur la rive, et s’avança vers l’astronome, tandis que ses compagnons débarquaient à leur tour.
William Emery alla aussitôt vers cet homme et dit:
«Le colonel Everest?
– Monsieur William Emery?» répondit le colonel.
L’astronome et son collègue de l’observatoire de Cambridge se saluèrent et se prirent la main.
«Messieurs, dit alors le colonel Everest, permettez-moi de vous présenter l’honorable William Emery de l’observatoire de Cape-Town, qui a bien voulu venir au-devant de nous jusqu’aux chutes de la Morgheda.»
Quatre passagers de l’embarcation qui se tenaient près du colonel Everest saluèrent successivement le jeune astronome, qui leur rendit leur salut. Puis, le colonel les présenta officiellement en disant avec son flegme tout britannique:
«Monsieur Emery, sir John Murray, du Devonshire, votre compatriote; monsieur Mathieu Strux, de l’observatoire de Poulkowa, monsieur Nicolas Palander, de l’observatoire de Helsingfors, et monsieur Michel Zorn, de l’observatoire de Kiew, trois savants russes qui représentent le gouvernement du tzar dans notre commission internationale.»
Chapitre III Le portage.
Ces présentations faites, William Emery se mit à la disposition des arrivants. Dans sa situation de simple astronome à l’observatoire du Cap, il se trouvait hiérarchiquement le subordonné du colonel Everest, délégué du gouvernement anglais, qui partageait avec Mathieu Strux la présidence de la commission scientifique. Il le connaissait, d’ailleurs, pour un savant très-distingué, que des réductions de nébuleuses et des calculs d’occultations d’étoiles avaient rendu célèbre. Cet astronome, âgé de cinquante ans, homme froid et méthodique, avait une existence mathématiquement déterminée heure par heure. Rien d’imprévu pour lui. Son exactitude, en toutes choses, n’était pas plus grande que celle des astres à passer au méridien. On peut dire que tous les actes de sa vie étaient réglés au chronomètre. William Emery le savait. Aussi n’avait-il jamais douté que la commission scientifique n’arrivât au jour indiqué.
Cependant, le jeune astronome attendait que le colonel s’expliquât au sujet de la mission qu’il venait remplir dans l’Afrique australe. Mais le colonel Everest se taisant, William Emery ne crut pas devoir l’interroger à cet égard. Il était probable que dans l’esprit du colonel, l’heure à laquelle il parlerait n’avait pas encore sonné.