– Je suis prêt à vous entendre,» répondit l’astronome russe.
Le colonel Everest, d’un ton grave, lui dit alors:
«Jusqu’ici, monsieur Strux, des rivalités plus personnelles que scientifiques nous ont séparés, et ont rendu difficile notre collaboration à l’œuvre que nous avons entreprise dans un intérêt commun. Je crois qu’il faut attribuer cet état de choses uniquement à cette circonstance que nous étions placés tous les deux à la tête de cette expédition. Cette situation créait entre nous un antagonisme incessant. À toute entreprise, quelle qu’elle soit, il ne faut qu’un chef. N’est-ce pas votre avis?»
Mathieu Strux inclina la tête en signe d’assentiment.
«Monsieur Strux, reprit le colonel, par suite de circonstances nouvelles, cette situation, pénible pour tous deux, va changer. Mais auparavant, permettez-moi de vous dire, monsieur, j’ai pour vous une estime profonde, l’estime que mérite la place que vous occupez dans le monde savant. Je vous prie donc de croire à mes regrets de tout ce qui s’est passé entre nous.»
Ces paroles furent prononcées par le colonel Everest avec une grande dignité, et même avec une fierté singulière. On ne sentait aucun abaissement dans ces excuses volontaires, noblement exprimées.
Ni Mathieu Strux, ni ses collègues, ne savaient où voulait en venir le colonel Everest. Ils ne pouvaient deviner le mobile qui le faisait agir. Peut-être même, l’astronome russe, n’ayant pas, pour se prononcer ainsi, les mêmes raisons que son collègue, était-il moins disposé à oublier son ressentiment personnel. Cependant, il surmonta son antipathie, et il répondit en ces termes:
«Colonel, je pense comme vous que nos rivalités dont je ne veux point rechercher l’origine, ne doivent, en aucun cas, nuire à l’œuvre scientifique dont nous sommes chargés. J’éprouve également pour vous l’estime que méritent vos talents, et, autant qu’il dépendra de moi, je ferai en sorte qu’à l’avenir ma personnalité s’efface dans nos relations. Mais vous avez parlé d’un changement que les circonstances vont apporter à notre situation respective. Je ne comprends pas…
– Vous allez comprendre, monsieur Strux, répondit le colonel Everest d’un ton qui n’était pas exempt d’une certaine tristesse. Mais auparavant, donnez-moi votre main.
– La voici,» répondit Mathieu Strux, non sans avoir laissé voir une légère hésitation.
Les deux astronomes se donnèrent la main, et n’ajoutèrent pas une parole.
«Enfin! s’écria sir John Murray, vous voilà donc amis!
– Non, sir John! répondit le colonel Everest, abandonnant la main de l’astronome russe, nous sommes désormais ennemis! ennemis séparés par un abîme! ennemis qui ne doivent plus se rencontrer, même sur le terrain de la science!»
Puis, se retournant vers ses collègues:
«Messieurs, ajouta-t-il, la guerre est déclarée entre l’Angleterre et la Russie. Voici les journaux anglais, russes et français qui rapportent cette déclaration!»
En effet, à ce moment, la guerre de 1854 était commencée. Les Anglais, unis aux Français et aux Turcs, luttaient devant Sébastopol. La question d’Orient se traitait à coups de canon dans la mer Noire.
Les dernières paroles du colonel Everest produisirent l’effet d’un coup de foudre. L’impression fut violente chez ces Anglais et ces Russes qui possèdent à un degré rare le sentiment de la nationalité. Ils s’étaient levés subitement. Ces seuls mots: «La guerre est déclarée!» avaient suffi. Ce n’étaient plus des compagnons, des collègues, des savants unis pour l’accomplissement d’une œuvre scientifique, c’étaient des ennemis qui déjà se mesuraient du regard, tant ces duels de nation à nation ont d’influence sur le cœur des hommes!
Un mouvement instinctif avait éloigné ces Européens les uns des autres. Nicolas Palander lui-même subissait l’influence commune. Seuls, peut-être, William Emery et Michel Zorn se regardaient encore avec plus de tristesse que d’animosité, et regrettaient de n’avoir pu se donner une dernière poignée de main avant la communication du colonel Everest!
Aucune parole ne fut prononcée. Après avoir échangé un salut, les Russes et les Anglais se retirèrent.
Cette situation nouvelle, cette séparation des deux partis, allait rendre plus difficile la continuation des travaux géodésiques, mais non les interrompre. Chacun, dans l’intérêt de son pays, voulut poursuivre l’opération commencée. Toutefois, les mesures devaient porter maintenant sur deux méridiennes différentes. Dans une entrevue qui eut lieu entre Mathieu Strux et le colonel Everest, ces détails furent réglés. Le sort décida que les Russes continueraient à opérer sur la méridienne déjà parcourue. Quant aux Anglais, tenant pour acquis le travail fait en commun, ils devaient choisir à soixante ou quatre-vingt milles dans l’ouest un autre arc qu’ils rattacheraient au premier par une série de triangles auxiliaires; puis, ils poursuivraient leur triangulation dans ces conditions, et ils la continueraient jusqu’au vingtième parallèle.
Toutes ces questions furent résolues entre les deux savants, et il faut le dire, sans provoquer aucun éclat. Leur rivalité personnelle s’effaçait devant la grande rivalité nationale. Mathieu Strux et le colonel Everest n’échangèrent pas un mot malsonnant et se tinrent dans les plus strictes limites des convenances.
Quant à la caravane, il fut décidé qu’elle se partagerait en deux troupes, chaque troupe devant conserver son matériel. Mais le sort attribua aux Russes la possession de la chaloupe à vapeur, qui, évidemment, ne pouvait se diviser.
Le bushman, très-attaché aux Anglais et particulièrement à sir John, conserva la direction de la caravane anglaise. Le foreloper, homme également fort entendu, fut placé à la tête de la caravane russe. Chaque parti garda ses instruments, ainsi que l’un des registres tenus en double, sur lesquels les résultats chiffrés des opérations avaient été consignés jusqu’alors.
Le 31 août, les membres de l’ancienne commission internationale se séparèrent. Les Anglais prirent les devants, afin de rattacher à la dernière station leur nouvelle méridienne. Ils quittèrent donc Kolobeng à huit heures du matin, après avoir remercié les Pères de la Mission de l’hospitalité qu’ils avaient trouvée dans leur établissement.
Et si, quelques instants avant le départ des Anglais, l’un de ces missionnaires fût entré dans la chambre de Michel Zorn, il eût vu William Emery serrant la main à son ami d’autrefois, maintenant son ennemi, de par la volonté de Leurs Majestés la reine et le tzar!
Chapitre XV Un degré de plus.
La séparation était accomplie. Les astronomes, poursuivant le travail géodésique, allaient être plus surchargés, mais l’opération en elle-même ne devait pas en souffrir. La même précision, la même rigueur, seraient apportées dans la mesure de la nouvelle méridienne, les vérifications seraient faites avec autant de soin. Seulement, les trois savants anglais, se partageant la besogne, iraient moins vite en avant, et au prix de plus de fatigues. Mais ils n’étaient pas gens à s’épargner. Ce que les Russes allaient accomplir de leur côté, ils voulaient l’accomplir sur l’arc du nouveau méridien. L’amour-propre national devait, au besoin, les soutenir dans cette tâche longue et pénible. Trois opérateurs se trouvaient maintenant dans la nécessité de faire l’ouvrage de six. De là, nécessité de consacrer à l’entreprise toutes les pensées, et tous les instants. Nécessité pour William Emery de moins s’abandonner à ses rêveries, et à sir John Murray de ne plus autant étudier, le fusil à la main, la faune de l’Afrique australe.