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La nouvelle de la mort des deux indigènes l’avait précédé. Elle produisit un effet déplorable sur l’esprit de ces Bochjesmen qui ne voyaient pas sans une terreur superstitieuse ces opérations trigonométriques auxquelles ils ne pouvaient rien comprendre. Ils se rassemblèrent en conciliabule, et quelques-uns d’eux, plus démoralisés que les autres, déclarèrent qu’ils n’iraient pas plus avant. Il y eut un commencement de rébellion qui menaçait de prendre des proportions graves. Il fallut toute l’influence dont jouissait le bushman pour enrayer cette révolte. Le colonel Everest dut intervenir et promettre à ces pauvres gens un supplément de solde pour les maintenir à son service. L’accord ne se rétablit pas sans peine. Il y eut des résistances, et l’avenir de l’expédition parut être sérieusement compromis. En effet, que seraient devenus les membres de la commission, au milieu de ce désert, loin de toute bourgade, sans escorte pour les protéger, sans conducteurs pour mener leurs chariots? Enfin, cette difficulté fut encore parée, et, après l’enterrement des deux indigènes, le camp étant levé, la petite troupe se dirigea vers le monticule sur lequel deux des siens avaient trouvé la mort.

William Emery se ressentit pendant quelques jours du choc violent auquel il avait été soumis. Sa main gauche qui tenait le compas demeura pendant quelque temps comme paralysée; mais enfin, cette gêne disparut, et le jeune astronome put reprendre ses travaux.

Pendant les dix-huit jours qui suivirent, jusqu’au 20 décembre, aucun incident ne signala la marche de la caravane. Les Makololos ne paraissaient pas, et Mokoum, quoique défiant, commençait à se rassurer. On n’était plus qu’à une cinquantaine de milles du désert, et ce karrou restait ce qu’il avait été jusqu’alors, une contrée splendide dont la végétation, encore entretenue par les eaux vives du sol, n’eût pu être égalée en aucun point du globe. On devait donc compter que jusqu’au désert, ni les hommes, au milieu de cette région fertile et giboyeuse, ni les bêtes de somme, enfoncées jusqu’au poitrail dans ces gras pâturages, ne manqueraient pas de nourriture. Mais on comptait sans les orthoptères dont l’apparition est une menace toujours suspendue sur les établissements de l’Afrique australe.

Pendant la soirée du 20 décembre, une heure environ avant le coucher du soleil, le campement avait été organisé. Les trois Anglais et le bushman, assis au pied d’un arbre, se reposaient des fatigues de la journée et causaient de leurs projets à venir. Le vent du nord, qui tendait à se lever, rafraîchissait un peu l’atmosphère.

Entre les astronomes, il avait été convenu que pendant cette nuit, ils prendraient des hauteurs d’étoiles afin de calculer exactement la latitude du lieu. Aucun nuage ne couvrait le ciel; la lune était près d’être nouvelle; les constellations seraient resplendissantes, et par conséquent, ces délicates observations zénithales ne pouvaient manquer de se faire dans les circonstances les plus favorables. Aussi, le colonel Everest et sir John Murray furent-ils très-désappointés, quand William Emery, vers huit heures, se levant et montrant le nord, dit:

«Voici l’horizon qui se couvre, et je crains que la nuit ne nous soit pas aussi propice que nous l’espérions.

– En effet, répondit sir John, ce gros nuage s’élève sensiblement et avec le vent qui fraîchit, il ne tardera pas à envahir le ciel.

– Est-ce donc un nouvel orage qui se prépare? demanda le colonel.

– Nous sommes dans la région intertropicale, répondit William Emery, et cela est à craindre! Je crois que nos observations sont fort aventurées pour cette nuit.

– Qu’en pensez-vous, Mokoum?» demanda le colonel Everest au bushman.

Le bushman observa attentivement le nord. Le nuage se délimitait par une ligne courbe très-allongée, et aussi nette que si elle eût été tracée au compas. Le secteur qu’il découpait au-dessus de l’horizon présentait un développement de trois à quatre milles. Ce nuage, noirâtre comme une fumée, présentait un singulier aspect qui frappa le bushman. Parfois, le soleil couchant l’éclairait de reflets rougeâtres qu’il réfléchissait comme eût fait une masse solide, et non une agglomération de vapeurs.

«Un singulier nuage!» dit Mokoum, sans s’expliquer davantage.

Quelques instants après, un des Bochjesmen vint prévenir le chasseur que les animaux, chevaux, bœufs et autres, donnaient des signes d’agitation. Ils couraient à travers le pâturage, et se refusaient à rentrer dans l’enceinte du campement.

«Eh bien, laissez-les passer la nuit au dehors! répondit Mokoum.

– Mais les bêtes fauves?

– Oh! les bêtes fauves seront bientôt trop occupées pour faire attention à eux.»

L’indigène se retira. Le colonel Everest allait demander au bushman l’explication de cette étrange réponse. Mais Mokoum, s’étant éloigné de quelques pas, parut entièrement absorbé dans la contemplation de ce phénomène dont il soupçonnait évidemment la nature.

Le nuage s’approchait avec rapidité. On pouvait remarquer combien il était bas, et certainement, sa hauteur au-dessus du sol ne devait pas dépasser quelques centaines de pieds. Au sifflement du vent qui fraîchissait, se mêlait comme un «bruissement formidable,» si toutefois ces deux mots peuvent s’accoupler ensemble, et ce bruissement paraissait sortir du nuage lui-même.

En ce moment et au-dessus du nuage, un essaim de points noirs apparut sur le fond pâle du ciel. Ces points voltigeaient de bas en haut, plongeant au milieu de la masse sombre et s’en retirant aussitôt. On les eut comptés par milliers.

«Eh! que sont ces points noirs? demanda sir John Murray.

– Ces points noirs sont des oiseaux, répondit le bushman. Ce sont des vautours, des aigles, des faucons, des milans. Ils viennent de loin, ils suivent ce nuage, ils ne l’abandonneront que lorsqu’il sera anéanti ou dispersé.

– Mais ce nuage?

– Ce n’est point un nuage, répondit Mokoum, en étendant la main vers la masse sombre qui envahissait déjà un quart du ciel, c’est une nuée vivante, c’est une nuée de criquets!»

Le chasseur ne se trompait pas. Les Européens allaient voir une de ces terribles invasions de sauterelles, malheureusement trop fréquentes, et qui en une nuit changent le pays le plus fertile en une contrée aride et désolée. Ces criquets qui appartiennent au genre locuste, les «grylli devastatorii» des naturalistes, arrivaient ainsi par milliards. Des voyageurs n’ont-ils pas vu une plage couverte de ces insectes sur une hauteur de quatre pieds et sur une longueur de cinquante milles?

«Oui! reprit le bushman, ces nuages vivants sont un fléau redoutable pour les campagnes, et plaise au ciel qu’ils ne nous fassent pas trop de mal!

– Mais nous n’avons ici, dit le colonel Everest, ni champs ensemencés, ni pâturages qui nous appartiennent! Que pourrions-nous craindre de ces insectes?

– Rien, s’ils passent seulement au-dessus de notre tête, répondit le bushman, tout, s’ils s’abattent sur ce pays que nous devons traverser. Alors, il n’y aura plus ni une feuille aux arbres, ni un brin d’herbe aux prairies, et vous oubliez, colonel, que si notre nourriture est assurée, celle de nos chevaux, de nos bœufs, de nos mulets, ne l’est pas. Que deviendraient-ils au milieu de ces pâturages dévastés?»