Mais pourquoi ce fortin dans le désert, au sommet de cette montagne? On interrogea Mokoum, qui avait déjà visité cette contrée, lorsqu’il servait de guide à David Livingstone. Il fut en mesure de répondre.
Ces environs du Ngami étaient fréquemment visités autrefois par des marchands d’ivoire ou d’ébène. L’ivoire, ce sont les éléphants et les rhinocéros qui le fournissent. L’ébène, c’est cette chair humaine, cette chair vivante dont trafiquent les courtiers de l’esclavage. Tout le pays du Zambèse est encore infecté de misérables étrangers qui font la traite des noirs. Les guerres, les razzias, les pillages de l’intérieur procurent un grand nombre de prisonniers, et les prisonniers sont vendus comme esclaves. Or, précisément cette rive du Ngami formait un lieu de passage pour les commerçants venant de l’ouest. Le Scorzef était, autrefois, le centre du campement des caravanes. C’est là qu’elles se reposaient avant d’entreprendre la descente du Zambèse jusqu’à son embouchure. Les trafiquants avaient donc fortifié cette position, afin de se protéger, eux et leurs esclaves, contre les déprédations des pillards, car il n’était pas rare que les prisonniers indigènes fussent repris par ceux-là mêmes qui les avaient vendus et qui les vendaient à nouveau.
Telle était l’origine de ce fortin, mais à cette époque, il tombait en ruines. L’itinéraire des caravanes avait été changé. Le Ngami ne les recevait plus sur ses bords, le Scorzef n’avait plus à les défendre, et les murailles qui le couronnaient s’en allaient pierre à pierre. De ce fortin, il ne restait qu’une enceinte découpée en forme de secteur, dont l’arc faisait face au sud, et la corde face au nord. Au centre de cette enceinte s’élevait une petite redoute casematée, percée de meurtrières, que surmontait un étroit donjon de bois dont le profil, réduit par la distance, avait servi de mire aux lunettes du colonel Everest. Mais, si ruiné qu’il fût, le fortin offrait encore une retraite sûre aux Européens. Derrière ces murailles faites d’un grès épais, armés comme ils l’étaient de fusils à tir rapide, ils pouvaient tenir contre une armée de Makololos, tant que les vivres et les munitions ne leur manqueraient pas, et achever peut-être leur opération géodésique.
Les munitions, le colonel et ses compagnons en avaient en abondance, car le coffre qui les contenait avait été placé dans le chariot servant au transport de la chaloupe à vapeur, et ce chariot, on le sait, les indigènes ne s’en étaient pas emparés.
Les vivres, c’était autre chose. Là était la difficulté. Les chariots d’approvisionnement n’avaient point échappé au pillage. Il n’y avait pas dans le fortin de quoi nourrir pendant deux jours les dix-huit hommes qui s’y trouvaient réunis, c’est-à-dire les trois astronomes anglais, les trois astronomes russes, les dix marins de la Queenand Tzar, le bushman et le foreloper.
C’est ce qui fut bien et dûment constaté par un inventaire minutieux fait par le colonel Everest et Mathieu Strux.
Cet inventaire terminé et le déjeuner du matin pris, – un déjeuner fort sommaire, – les astronomes et le bushman se réunirent dans la redoute casematée, tandis que les marins faisaient bonne garde autour des murailles du fortin.
On discutait cette circonstance très-grave de la pénurie des vivres, et on ne savait qu’imaginer pour remédier à une disette certaine, sinon immédiate, quand le chasseur fit l’observation suivante:
«Vous vous préoccupez, messieurs, du défaut d’approvisionnements; et vraiment, je ne vois pas ce qui vous inquiète. Nous n’avons de vivres que pour deux jours, dites-vous? Mais qui nous oblige à rester deux jours dans ce fortin? Ne pouvons-nous le quitter demain, aujourd’hui même? Qui nous en empêche? Les Makololos? Mais ils ne courent pas les eaux du Ngami, que je sache, et, avec la chaloupe à vapeur, je me charge de vous conduire en quelques heures sur la rive septentrionale du lac!»
À cette proposition, les savants se regardèrent et regardèrent le bushman. Il semblait vraiment que cette idée, si naturelle, ne leur fût pas venue à l’esprit!
Et en effet, elle ne leur était pas venue! Elle ne pouvait venir à ces audacieux, qui, dans cette mémorable expédition, devaient se montrer jusqu’au bout les héros de la science.
Ce fut sir John Murray qui prit la parole le premier, et il répondit au bushman:
«Mais, mon brave Mokoum, nous n’avons pas achevé notre opération.
– Quelle opération?
– La mesure de la méridienne!
– Croyez-vous donc que les Makololos se soucient de votre méridienne? répliqua le chasseur.
– Qu’ils ne s’en soucient pas, c’est possible, reprit sir John Murray, mais nous nous en soucions, nous autres, et nous ne laisserons pas cette entreprise inachevée. N’est-ce pas votre avis, mes chers collègues?
– C’est notre avis, répondit le colonel Everest, qui, parlant au nom de tous, se fit l’interprète de sentiments que chacun partageait. Nous n’abandonnerons pas la mesure de la méridienne! Tant que l’un de nous survivra, tant qu’il pourra appliquer son œil à l’oculaire d’une lunette, la triangulation suivra son cours! Nous observerons, s’il le faut, le fusil d’une main, l’instrument de l’autre, mais nous tiendrons ici jusqu’à notre dernier souffle.
– Hurrah pour l’Angleterre! hurrah pour la Russie!» crièrent ces énergiques savants, qui mettaient au-dessus de tout danger l’intérêt de la science.
Le bushman regarda un instant ses compagnons, et ne répondit pas. Il avait compris.
Cela était donc convenu. L’opération géodésique serait continuée quand même. Mais les difficultés locales, cet obstacle du Ngami, le choix d’une station convenable, ne la rendraient-ils pas impraticable?
Cette question fut posée à Mathieu Strux. L’astronome russe, depuis deux jours qu’il occupait le sommet du Scorzef, devait pouvoir y répondre.
«Messieurs, dit-il, l’opération sera difficile, minutieuse, elle demandera de la patience et du zèle, mais elle n’est point impraticable. De quoi s’agit-il? De relier géodésiquement le Scorzef avec une station située au nord du lac? Or, cette station existe-t-elle? Oui, elle existe, et j’avais déjà choisi à l’horizon un pic qui pût servir de mire à nos lunettes. Il s’élève dans le nord-ouest du lac, de telle sorte que ce côté du triangle coupera le Ngami suivant une ligne oblique.
– Eh bien, dit le colonel Everest, si le point de mire existe, où est la difficulté?
– La difficulté, répondit Mathieu Strux, sera dans la distance qui sépare le Scorzef de ce pic!
– Quelle est donc cette distance? demanda le colonel Everest.
– Cent vingt milles au moins.
– Notre lunette la franchira.
– Mais il faudra allumer un fanal au sommet de ce pic!
– On l’allumera.
– Il faudra l’y porter?
– On l’y portera.
– Et pendant ce temps, se défendre contre les Makololos! ajouta le bushman!