Le bushman communiqua aux Européens le résultat de ses observations. On résolut d’exercer une surveillance plus sévère pendant la nuit, et de tenir toutes les armes en état. Le chiffre des assiégeants pouvait être considérable. Rien ne les empêchait de s’élancer sur les flancs du Scorzef au nombre de plusieurs centaines. L’enceinte du fortin, ruinée en plusieurs places, aurait aisément livré passage à un groupe d’indigènes. Il parut donc prudent au colonel Everest de prendre quelques dispositions, pour le cas où les assiégés seraient forcés de battre en retraite, et d’abandonner momentanément leur station géodésique. La chaloupe à vapeur dut être prête à appareiller au premier signal. Un des matelots, – le mécanicien du Queen and Tzar, – reçut l’ordre d’allumer le fourneau et de se maintenir en pression, pour le cas où la fuite deviendrait nécessaire. Mais il devait attendre que le soleil fût couché, afin de ne point révéler aux indigènes l’existence d’une chaloupe à vapeur sur les eaux du lac.
Le repas du soir se composa de fourmis blanches et de racines de glaïeuls. Triste alimentation pour des gens qui allaient peut-être se battre! Mais ils étaient résolus, ils étaient au-dessus de toute faiblesse, et ils attendirent sans crainte l’heure fatale.
Vers six heures du soir, au moment où la nuit se fit avec cette rapidité particulière aux régions intra-tropicales, le mécanicien descendit les rampes du Scorzef, et s’occupa de chauffer la chaudière de la chaloupe. Il va sans dire que le colonel Everest ne comptait fuir qu’à la dernière extrémité, et lorsqu’il ne serait plus possible de tenir dans le fortin. Il lui répugnait d’abandonner son observatoire, surtout pendant la nuit, car, à chaque moment, le fanal de William Emery et de Michel Zorn pouvait s’allumer au sommet du Volquiria.
Les autres marins furent disposés au pied des murailles de l’enceinte, avec ordre de défendre à tout prix l’entrée des brèches. Les armes étaient prêtes. La mitrailleuse, chargée et approvisionnée d’un grand nombre de cartouches, allongeait ses redoutables canons à travers l’embrasure.
On attendit pendant plusieurs heures. Le colonel Everest et l’astronome russe, postés dans l’étroit donjon, et se relayant tour à tour, examinaient incessamment le sommet du pic encadré dans le champ de leur lunette. L’horizon demeurait assez sombre, tandis que les plus belles constellations du firmament austral resplendissaient au zénith. Aucun souffle ne troublait l’atmosphère. Ce profond silence de la nature était imposant.
Cependant, le bushman, placé sur une saillie de roc, écoutait les bruits qui s’élevaient de la plaine. Peu à peu, ces bruits devinrent plus distincts. Mokoum ne s’était pas trompé dans ses conjectures; les Makololos se préparaient à donner un assaut suprême au Scorzef.
Jusqu’à dix heures, les assiégeants ne bougèrent pas. Leurs feux avaient été éteints. Le camp et la plaine se confondaient dans la même obscurité. Soudain, le bushman entrevit des ombres qui se mouvaient sur les flancs de la montagne. Les assiégeants n’étaient pas alors à cent pieds du plateau que couronnait le fortin.
«Alerte! alerte!» cria Mokoum.
Aussitôt, la petite garnison se porta en dehors sur le front sud, et commença un feu nourri contre les assaillants. Les Makololos répondirent par leur cri de guerre, et malgré l’incessante fusillade, ils continuèrent de monter. À la lueur des détonations, on apercevait une fourmilière de ces indigènes, qui se présentaient en tel nombre que toute résistance semblait être impossible. Cependant, au milieu de cette masse, les balles, dont pas une ne se perdait, faisaient un carnage affreux. De ces Makololos, il en tombait par grappes, qui roulaient les uns sur les autres jusqu’au bas du mont. Dans l’intervalle si court des détonations, les assiégés pouvaient entendre leurs cris de bêtes fauves. Mais rien ne les arrêtait. Ils montaient toujours en rangs pressés, ne lançant aucune flèche, – ils n’en prenaient pas le temps, – mais voulant arriver quand même au sommet du Scorzef.
Le colonel Everest faisait le coup de feu à la tête de tout son monde. Ses compagnons, armés comme lui, le secondaient courageusement, sans en excepter Palander, qui maniait sans doute un fusil pour la première fois. Sir John, tantôt sur un roc, tantôt sur un autre, ici agenouillé, là couché, faisait merveilles, et son rifle, échauffé par la rapidité du tir, lui brûlait déjà les mains. Quant au bushman, dans cette lutte sanglante, il était redevenu le chasseur patient, audacieux, sûr de lui-même, que l’on connaît.
Cependant, l’admirable valeur des assiégés, la sûreté de leur tir, la précision de leurs armes, ne pouvaient rien contre le torrent qui montait jusqu’à eux. Un indigène mort, vingt le remplaçaient, et c’était trop pour ces dix-neuf Européens! Après une demi-heure de combat, le colonel Everest comprit qu’il allait être débordé.
En effet, non-seulement sur le flanc sud du Scorzef, mais aussi par ses pentes latérales, le flot des assiégeants gagnait toujours. Les cadavres des uns servaient de marche-pied aux autres. Quelques-uns se faisaient des boucliers avec les morts et montaient en se couvrant ainsi. Tout cela, vu à la lueur rapide et fauve des détonations, était effrayant, sinistre. On sentait bien qu’il n’y avait aucun quartier à attendre de tels ennemis. C’était un assaut de bêtes féroces, que l’assaut de ces pillards altérés de sang, pires que les plus sauvages animaux de la faune africaine! Certes, ils valaient bien les tigres qui manquent à ce continent!
À dix heures et demie, les premiers indigènes parvenaient au plateau du Scorzef. Les assiégés ne pouvaient pas lutter corps à corps, dans des conditions où leurs armes n’auraient pu servir. Il était donc urgent de chercher un abri derrière l’enceinte. Très-heureusement, la petite troupe était encore intacte, les Makololos n’ayant employé ni leurs arcs ni leurs assagaies.
«En retraite!» cria le colonel d’une voix qui domina le tumulte de la bataille.
Et après une dernière décharge, les assiégés, suivant leur chef, se retirèrent derrière les murailles du fortin.
Des cris formidables accueillirent cette retraite. Et aussitôt, les indigènes se présentèrent devant la brèche centrale, afin de tenter l’escalade.
Mais soudain, un bruit formidable, quelque chose comme un immense déchirement qui s’opérerait dans une décharge électrique et en multiplierait les détonations, se fit entendre. C’était la mitrailleuse, manœuvrée par sir John, qui parlait. Ces vingt-cinq canons, disposés en éventail, couvraient de plomb un secteur de plus de cent pieds à la surface de ce plateau qu’encombraient les indigènes. Les balles, incessamment fournies par un mécanisme automatique, tombaient en grêle sur les assiégeants. De là un balayage général qui fit place nette en un instant. Aux détonations de cet engin formidable, répondirent d’abord des hurlements, rapidement étouffés, puis une nuée de flèches qui ne fit et ne pouvait faire aucun mal aux assiégés.
«Elle va bien, la mignonne! dit froidement le bushman, qui s’approcha de sir John. Quand vous serez fatigué d’en jouer un air!…»