Vladimir Mikhanovski
Aventures en forêt
D’après mes calculs, j’aurais dû depuis longtemps déboucher sur la station ferroviaire, mais la forêt refusait de s’éclaircir. J’étais fatigué et en mon for intérieur je maudissais cette sortie aux champignons. Distrait par des lactaires et des bolets jaunes, j’avais fini par m’écarter des miens. Il ne manquait plus, pour finir, que je m’égare !
Chemin faisant j’avais calmé ma faim en grignotant quelques russules.
La forêt commença enfin à se faire moins dense et une odeur presque imperceptible de fumée émana de quelque part. « On brûle des feuilles d’érable. Certainement à la station », soupirai-je de soulagement.
Mais c’était non pas la station, mais un bourg que je ne connaissais pas. Des maisonnettes pimpantes se dressaient de part et d’autre de la rue principale. Leurs multicolores toits pointus flamboyaient dans les rayons du soleil couchant. Chaque tuile était couverte de caractères que, de loin, je ne parvenais pas à déchiffrer.
Non, ce n’était pas la station ! Et ce n’était pas des feuilles d’érable qu’un homme de petite taille brûlait dans un jardinet, mais des rubans bizarres qui grésillaient et se tordaient dans le feu, tels des serpents.
Je m’approchai.
Près du feu se tenait non pas un bambin, comme il m’avait semblé au début, mais un homme adulte qui m’arrivait à peine à la taille.
— Que brûlez-vous ? demandai-je en m’arrêtant.
— Ça ? L’homme avait une voix agréable, ses mouvements étaient précis et harmonieux. S’aidant d’un bâton, il repoussa dans les flammes quelques rubans sortis du foyer et dit : — De l’inforia.
— De l’inforia ? répétai-je en pensant avoir mal entendu.
— Eh bien oui, de l’information caduque. Déjà utilisée, jugea utile d’expliquer le petit homme en regardant mon visage qui s’allongeait.
— Je comprends, personne n’a besoin d’information périmée, dis-je d’une voix vive en pensant : « Comme il est curieusement habillé ! »
— Vous ne devez pas être d’ici, dit l’homme.
— Non, répondis-je. Pourriez-vous m’indiquer où je pourrais manger un morceau ? Parce que la station est encore loin et…
— Le point de restauration le plus proche se trouve là-bas à gauche.
— Je vous remercie, dis-je.
Dans le jardinet ajouré, comme sur les tuiles des toits, il me semblait voir des caractères incompréhensibles. Sans cesser de regarder les hiéroglyphes formés par les barres de fer savamment tordues de la clôture, je fis un pas en arrière, vers le chemin de plastique bombé.
— Mais je ne le vous conseille pas, me dit le petit homme qui s’était lancé à ma poursuite. L’information que l’on y sert n’est pas fraîche.
— Pas fraîche… bon. Mais où peut-on en obtenir de la fraîche ?
— Vous venez certainement de la capitale. Là-bas, bien sûr… Le petit homme agita le bâton et une gerbe d’étincelles fusa dans le jour qui baissait. Ici… Il fit un geste de sa main libre. Essayons quand même.
Une jeune fille mignonne comme tout sortit sur le perron d’une maisonnette. Exactement la poupée que j’avais achetée la veille à ma fille. Mais vivante, celle-là.
— Ol, dit le petit homme. Conduis l’hôte à l’infor central.
— Bien. La voix de la jeune fille résonnait comme une clochette d’argent. Elle dévala allègrement les marches.
Nous marchâmes assez longtemps. Je ne cessai de regarder les maisons aux toits pointus et construites avec un matériau que je ne connaissais pas.
— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je en posant un doigt sur le mur d’une bâtisse à un niveau. Si j’avais voulu, j’aurais pu atteindre son sommet de la main.
— De l’inforia fossilisée. On la presse pour en faire des agglomérés, expliqua Ol.
« Elle aussi. Mon Dieu, où suis-je tombé ? Un asile, ça peut se comprendre. Mais toute une ville habitée par des fous ! »
— Cela doit être un bon matériau, dis-je pour entretenir la conversation.
— Il sert à tout faire, dit Ol.
— Résistant ?
— Pas toujours, fit Ol en hochant la tête. L’information est parfois sujette à caution.
— Et que se passe-t-il alors ?
— L’aggloméré s’effrite. Une fois, toute une maison s’est écroulée pour cette raison.
— Toute une maison ! Aie ! Aïe !
— Eh oui ! Les agglomérés des fondations recelaient une information fallacieuse. Vous vous rendez compte ?
J’agitai la tête avec compassion.
— Depuis cette histoire nous vérifions toujours l’information, dit Ol. C’est plus sûr.
De temps à autre Ol saluait des gens, de petite taille comme elle. Les passants me regardaient avec eu riosité.
— Une nouvelle information, expliquait Ol.
Au milieu des habitants du bourg je ressemblais à Goliath, bien qu’étant moi-même de taille moyenne.
— Nous sommes arrivés, dit Ol. Elle me montra une porte transparente et partit en courant.
J’entrai dans l’infor. Ma tête touchait presque le plafond. Instinctivement je me courbai. M’efforçant, sans succès il est vrai, de ne pas retenir l’attention, je saisis un minuscule plateau et prit la file rangée devant le comptoir. Un self-service qui ressemblait fort au restaurant universitaire de ma jeunesse, et cela me réconforta quelque peu. Après m’être restauré je prendrais aussitôt le chemin de la station. C’est dimanche, les trains roulent jusque tard.
Seulement la nourriture exposée sur le comptoir me plongea une nouvelle fois dans la perplexité. Des mets comme cela, je n’en avais jamais vu de ma vie. Des cubes d’un rouge vireux, des boules bleues, des triangles verdâtres…
Lorsque mon tour arriva, je saisis avec espoir un blanc objet aérodynamique ellipsoidal — un œuf ! — mais sentis dans le creux de la main le froid du métal. Alors, après un geste de résignation, j’entrepris de piquer au hasard dans les mets — sans en oublier un—et de les disposer sur mon plateau miniature.
— Regardez ! Regardez !
— Il est affamé d’information ! entendis-je quelqu’un murmurer derrière moi.
Sans lever les yeux, je me faufilai dans la salle au plafond bas. Ayant trouvé une place libre, je m’assis et tentai de mordre dans un cube pourpre. Cela faillit me coûter une dent. Mon voisin de table me fixa, bouche bée. Exactement comme ma fille en apercevant au zoo un reptile amphibien.
— J’ai oublié comment on procède, dis-je avec un sourire pitoyable.
Le petit homme hocha la tête avec entendement. C’était une copie exacte de celui qui brûlait des rubans dans son jardin. D’ailleurs, selon moi tous les habitants de cette ville mystérieuse étaient frères et sœurs de lait.
— Regardez, roucoula mon voisin. Il saisit précautionneusement de ses doigts fins un cube pourpre et, se soulevant de son siège, il le porta à ma tempe.
Miracle ! Je sentis brusquement quelque chose pénétrer impérieusement mon être. Des rythmes que j’ignorais jusque-là illuminèrent mon cerveau, les échos nets d’un air lointain envahirent mes oreilles, des cerceaux de feu se mirent à danser devant moi.
— Tenez-le vous-même, je vous en prie, me demanda l’homme.
Progressivement, je commençai à saisir un certain ordre dans ce qui se déroulait devant mes yeux. Je n’aurais probablement pas pu expliquer cela avec des mots. Des ondes musicales associées avec des ondes de lumière, des ondes invisibles et inaudibles pour l’entourage, m’emportaient et me berçaient, ma fatigue fondait comme un glaçon plongé dans de l’eau chaude. Même ma faim s’apaisait.
La musique se fit plus forte, les visions devinrent plus distinctes. C’était une merveilleuse fusion de la puissance et de la tendresse, de la tristesse et de la joie. Des timbales battaient, des cors d’harmonie modulaient, un violoncelle couinait. Mais ce n’était bien sûr ni des timbales, ni un violoncelle ! C’étaient des instruments de musique inconnus. En tout cas, je n’avais encore jamais rien entendu de tel. Or, le soir, ma fille et moi nous adorons capter des concerts symphoniques sur notre vidéorama…