«Que sont-ils devenus? me dis-je; se seraient-ils répandus dans les rues?»
Ils ne pouvaient cependant pas être bien loin, et ne devaient pas tarder à me rejoindre. En attendant, je menai mon lituanien à la fontaine qui occupait le milieu de la place, pour l’abreuver. Il se mit alors à boire d’une façon inconcevable, sans que cela parût le désaltérer: j’eus bientôt l’explication de ce phénomène singulier, car, en me retournant pour regarder si mes gens n’arrivaient pas, qu’imaginez-vous que je vis, messieurs? Tout l’arrière-train de mon cheval était absent et coupé net. L’eau s’écoulait par-derrière à mesure qu’elle entrait par-devant, sans que la bête en conservât rien.
Comment cela était-il arrivé? Je ne pouvais m’en rendre compte, lorsque, enfin, mon hussard arriva du côté opposé à celui par lequel j’étais venu et, à travers un torrent de cordiales félicitations et d’énergiques jurons, me rapporta ce qui suit. Tandis que je m’étais jeté pêle-mêle au milieu des fuyards, on avait brusquement laissé retomber la herse de la porte, qui avait tranché net l’arrière-train de mon cheval. Cette seconde partie de ma bête était d’abord restée au milieu des ennemis et y avait exercé de terribles ravages; puis, ne pouvant pénétrer dans la ville, elle s’était dirigée vers un pré voisin, où je la retrouverais sans aucun doute. Je tournai bride aussitôt, et l’avant de mon cheval me mena au grand galop vers la prairie. À ma grande joie, j’y retrouvai en effet l’autre moitié qui se livrait aux évolutions les plus ingénieuses et passait gaiement le temps avec les juments qui erraient sur la pelouse.
Étant dès lors bien assuré que les deux parties de mon cheval étaient vivantes, j’envoyai chercher notre vétérinaire. Sans perdre de temps, il les rajusta au moyen de rameaux de laurier qui se trouvaient là, et la blessure guérit heureusement. Il advint alors quelque chose qui ne pouvait arriver qu’à un animal aussi supérieur. Les branches prirent racine dans son corps, poussèrent, et formèrent autour de moi comme un berceau à l’ombre duquel j’accomplis plus d’une action d’éclat.
Je veux vous raconter encore ici un petit désagrément qui résulta de cette brillante affaire. J’avais si vigoureusement, si longtemps et si impitoyablement sabré l’ennemi, que mon bras en avait conservé le mouvement, alors que les Turcs avaient depuis longtemps disparu. Dans la crainte de me blesser et surtout de blesser les miens lorsqu’ils m’approchaient, je me vis obligé de porter pendant huit jours mon bras en écharpe, comme si j’eusse été amputé.
Lorsqu’un homme monte un cheval tel que mon lituanien, vous pouvez bien, messieurs, le croire capable d’exécuter un autre trait qui paraît, au premier abord, tenir du fabuleux. Nous faisions le siège d’une ville dont j’ai oublié le nom, et il était de la plus haute importance pour le feld-maréchal de savoir ce qui se passait dans la place: il paraissait impossible d’y pénétrer, car il eût fallu se faire jour à travers les avant-postes, les grands gardes et les ouvrages avancés, personne n’osait se charger d’une pareille entreprise. Un peu trop confiant peut-être dans mon courage et emporté par mon zèle, j’allai me placer près d’un de nos gros canons et, au moment où le coup partait, je m’élançai sur le boulet, dans le but de pénétrer par ce moyen dans la ville; mais lorsque je fus à moitié route, la réflexion me vint.
«Hum! pensai-je, aller, c’est bien, mais comment revenir? Que va-t-il arriver une fois dans la place? On te traitera en espion et on te pendra au premier arbre: ce n’est pas une fin digne de Münchhausen!»
Ayant fait cette réflexion, suivie de plusieurs autres du même genre, j’aperçus un boulet, dirigé de la forteresse contre notre camp, qui passait à quelques pas de moi; je sautai dessus, et je revins au milieu des miens, sans avoir, il est vrai, accompli mon projet, mais du moins entièrement sain et sauf.
Si j’étais leste et alerte à la voltige, mon brave cheval ne l’était pas moins. Haies ni fossés, rien ne l’arrêtait, il allait toujours droit devant lui. Un jour, un lièvre que je poursuivais coupa la grande route; en ce moment même, une voiture où se trouvaient deux belles dames vint me séparer du gibier. Mon cheval passa si rapidement et si légèrement à travers la voiture, dont les glaces étaient baissées, que j’eus à peine le temps de retirer mon chapeau et de prier ces dames de m’excuser de la liberté grande.
Une autre fois, je voulus sauter une mare, et, lorsque je me trouvai au milieu, je m’aperçus qu’elle était plus grande que je ne me l’étais figuré d’abord: je tournai aussitôt bride au milieu de mon élan, et je revins sur le bord que je venais de quitter, pour reprendre plus de champ; cette fois encore je m’y pris mal, et tombai dans la mare jusqu’au cou: j’aurais péri infailliblement si, par la force de mon propre bras, je ne m’étais enlevé par ma propre queue [1], moi et mon cheval que je serrai fortement entre les genoux.
CHAPITRE V Aventures du baron de Münchhausen pendant sa captivité chez les Turcs. Il revient dans sa patrie.
Malgré tout mon courage, malgré la rapidité, l’adresse et la souplesse de mon cheval, je ne remportai pas toujours, dans la guerre contre les Turcs, les succès que j’eusse désirés. J’eus même le malheur, débordé par le nombre, d’être fait prisonnier, et, ce qui est plus triste encore, quoique cela soit une habitude chez ces gens-là, je fus vendu comme esclave.
Réduit à cet état d’humiliation, j’accomplissais un travail moins dur que singulier, moins avilissant qu’insupportable. J’étais chargé de mener chaque matin au champ les abeilles du sultan, de les garder tout le jour et de les ramener le soir à leur ruche. Un soir, il me manqua une abeille; mais je reconnus aussitôt qu’elle avait été attaquée par deux ours qui voulaient la mettre en pièces pour avoir son miel. N’ayant entre les mains d’autre arme que la hachette d’argent qui est le signe distinctif des jardiniers et des laboureurs du sultan, je la lançai contre les deux voleurs, dans le but de les effrayer. Je réussis en effet à délivrer la pauvre abeille; mais l’impulsion donnée par mon bras avait été trop forte; la hache s’éleva en l’air si haut, si haut, qu‘elle s’en alla tomber dans la lune. Comment la ravoir? Où trouver une échelle pour aller la rechercher?
Je me rappelai alors que le pois de Turquie croît très rapidement et à une hauteur extraordinaire. J’en plantai immédiatement un, qui se mit à pousser et alla de lui-même contourner sa pointe autour d’une des cornes de la lune. Je grimpai lestement vers l’astre, où j’arrivai sans encombre. Ce ne fut pas un petit travail que de rechercher ma hachette d’argent dans un endroit où tous les objets sont également en argent. Enfin je la trouvai sur un tas de paille.
Alors je songeai au retour. Mais, ô désespoir! la chaleur du soleil avait flétri la tige de mon pois, si bien que je ne pouvais descendre par cette voie sans risquer de me casser le cou. Que faire? Je tressai avec la paille une corde aussi longue que je pus: je la fixai à l’une des cornes de la lune, et je me laissai glisser. Je me soutenais de la main droite, j’avais ma hache dans la gauche: arrivé au bout de ma corde, je tranchai la portion supérieure et la rattachai à l’extrémité inférieure: je réitérai plusieurs fois cette opération, et je finis, au bout de quelques temps, par discerner au-dessous de moi la campagne du sultan.