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– Ils n’oseraient pas, à cause de la proximité des établissements civilisés. Que vais-je devenir, seul et sans ressources ?...

– Tranquillisez-vous. Nous ne vous abandonnerons pas. Voulez-vous partager notre ordinaire et nous accompagner dans notre excursion ? Nous vous ferons une escorte contre laquelle tous les tintamarres des musiciens indigènes seront impuissants.

– Hélas ! mes frères, si vous ne possédez pas les objets destinés à assouvi leur convoitise, il vous sera impossible de passer.

– Oh ! Quant à cela, détrompez-vous. Nous en avons vu bien d’autres. N’est-ce-pas, Alexandre ?

– Parbleu ! répondit celui-ci avec son magnifique sang-froid. Et d’ailleurs cette mascarade me paraît une simple farce de bons sauvages en goguettes.

Les exécutants, pendant ce rapide colloque, s’étaient avancés au pied du baobab, jusqu’à toucher les blancs qu’ils regardaient avec une curiosité respectueuse. Puis, celui qui paraissait le chef, avisant Alexandre qu’à sa stature imposante il regardait comme le commandant de la petite troupe, l’interpella en mauvais anglais.

Peu rassuré à la vue de l’arsenal formidable des trois amis et des armes tenues en réserve par leurs serviteurs noirs, il fit un signe et une compagnie d’infanterie irrégulière, armée à la diable de piques et de vieux fusils de traite, émergea des massifs d’herbes. Le costume, ou plutôt les nippes innommées couvrant ces nouveaux venus, leur donnait un aspect farouche et grotesque tout à la fois. Il est à remarquer, en effet, combien les noirs qui conservent dans leur sauvage nudité un caractère particulier n’ayant rien de banal, deviennent absurdes sous les oripeaux européens. Le chef, coiffé d’un chapeau de feutre gris, orné d’une plume blanche, couvert d’une vareuse déloquetée, de culottes en peau de taupe blanche, et chaussé de bottes revers, offrait un spécimen complet de cette transformation ridicule d’un homme de la nature en une inqualifiable caricature. De son col, pendaient, selon la coutume indigène, l’étui, les colliers, le couteau, la tabatière, et une queue de chacal servant de mouchoir.

– Mon frère blanc n’ignore pas que, pour traverser le pays de Betchuanas, il doit payer son passage.

– Bien volontiers, mais à qui ?

– À moi.

– Qui êtes-vous ?

– Le chef envoyé par le roi Sikomo.

– Eh bien ! mou garçon, je paierai au seigneur Sikomo lui-même.

Le messager parut un moment décontenancé, puis se ravisant, il ajouta :

– Mon frère me donnera bien un habit bleu... une chemise rouge et un chapeau à plume.

– Je n’ai pas la moindre défroque, mon brave. Vous repasserez, si cela vous est égal.

– Mon frère me donnera un fusil, avec de la poudre...

– Votre frère, puisque frère il y a, vous donnera une pièce de cent sous, avec sa bénédiction si vous y tenez.

» Quant au reste, nous arrangerons cela avec Sikomo.

– Mais, pour vous conduire à Sikomo, il me faut un habit bleu...

– Oui, nous savons cela : une chemise, un chapeau à plume, etc. Comme nous avons l’intention de nous passer de vos services, je ne vois pas pourquoi je vous donnerais ces divers objets. J’ai d’ailleurs une excellente raison pour vous les refuser, c’est que je ne les possède pas.

– Eh ! quoi, s’écria le chef avec un dépit d’enfant rageur, le blanc voyage sans un dray...

– Parfaitement.

– Il n’emporte pas les objets d’échange pour acheter l’ivoire des noirs ?

– Vous voyez bien que non.

– Mais que venez-vous donc faire ici ?

– Nous nous promenons, dans l’intérêt de notre santé.

– Tous les blancs ont un chariot et achètent l’ivoire. Pourquoi ne faites-vous pas de même ?

» Qui êtes-vous ?

– Ah çà ! dites-moi, mon garçon, vous me faites l’effet d’un singulier garde-champêtre. L’on dirait vraiment que vous allez me demander mes papiers.

» Je vous serais obligé de cesser cet interrogatoire qui commence à m’échauffer les oreilles. D’autre part, vous baragouiniez tout à l’heure un patois anglais à peine compréhensible, et vous vous exprimez maintenant d’une façon bien correcte, pour un simple habitant de ce pays sauvage.

» Peut-être savez-vous lire aussi. Je vous répondrai, dans ce cas, que mon nom est écrit sur mon passeport, et que ce papier ministériel sert en ce moment de bourre à mon fusil...

» S’il vous plaît d’y jeter un coup d’œil, je suis à votre disposition.

Le messager baissa la tête devant cette virulente apostrophe qui parut le démonter complètement.

– Moi et mes guerriers, nous accompagnerons nos frères blancs jusque chez Sikomo.

– Vos frères blancs se passeront de vous et iront où bon leur semble.

Albert, pendant ce temps, avait fait signe à Joseph de seller et de brider les chevaux. Sa besogne accomplie en un tour de main, il revint, conduisant par la bride les trois animaux.

Tous trois se mirent en selle, et firent signe à leurs noirs de les suivre.

– Mes frères ne trouveront pas de provisions... pas de bateaux pour franchir les rivières, insista encore le chef.

Et comme le cercle se rétrécissait, Alexandre, Albert et Joseph, armèrent précipitamment leurs carabines, pour être prêts à répondre à une de ces attaques soudaines familières aux sauvages africains. Le craquement des batteries et l’attitude résolue des trois compagnons produisirent un effet immédiat. Les rangs s’ouvrirent tout à coup, les sagaies et les fusils s’abaissèrent.

Alexandre, prêt à piquer des deux, chercha du regard le révérend, pour lui dire un mot d’adieu, mais le digne homme avait disparu.

– En avant, cria-t-il d’une voix éclatante.

Et la petite troupe de cavaliers s’élança, suivie des deux noirs bondissant comme des antilopes, sans que nul s’opposât à leur départ.

– Ou je me trompe fort, dit à son ami Albert de Villeroge, ou cette horde de sauvages est le plus abominable ramassis des pillards du désert.

» Dans tous les cas, notre refus de les embaucher va nous amener une belle et bonne déclaration de guerre.

» Mauvais début, n’est-ce pas ?

– Bah ! riposta Alexandre avec son insouciance gauloise, nous serons quitte pour les écheniller un à un s’ils nous serrent de trop près...

» Quant au révérend, ma foi, qu’il se débrouille.

Le prédicant se débrouillait si bien, que respectueusement entouré de ses persécuteurs de tout à l’heure, il absorbait d’excellent appétit les morceaux oubliés du pacochère et tout en faisant honneur au rôti, il avait entamé avec le chef un colloque animé dont les termes indiquaient une intimité au moins singulière. Pour une victime, le révérend paraissait exercer un singulier ascendant sur ses bourreaux.

Cette comédie burlesque était-elle le prologue d’une sanglante tragédie ?

IV

Droits de passage prélevés par les noirs sur les voyageurs. – Souvenir aux explorateurs français. – N’ayant pas de marchandises, les trois compagnons prétendent payer en provisions. – La famine chez les naturels. – Près des grands fauves du Continent Africain. – Une troupe d’éléphants. – Dangers de la chasse à l’éléphant. – Tué raide. – Situation terrible. – Sous les pieds du pachyderme. – L’émotion de Joseph se répercute sur son langage. – Les colosses blessés. – Alexandre sur son cheval pétrifié par la peur, est chargé par un éléphant.

Pour qui connaît les difficultés que présente une expédition à travers les pays sauvages, le projet des trois compagnons doit paraître insensé. Non pas tant à cause du but poursuivi, consistant dans la découverte au moins aléatoire d’un trésor dont l’existence peut être reléguée au domaine de la chimère, que des obstacles presque insurmontables résultant de la nature du sol et de ses habitants. S’en aller gaiement, avec une insouciance toute française, à la conquête de gemmes enfouies en un point perdu au milieu de l’énorme continent, n’avoir pour guide que la boussole, pour point de repère qu’un plan informe grossièrement figuré sur un lambeau d’étoffe d’après les indications d’un sauvage ignorant, est une entreprise qui peut être féconde en résultats, bien que le but principal puisse et doive être inaccessible. C’est ainsi que les efforts des chercheurs de tous les temps et de tous les pays, concentrés sur un objectif chimérique, ont abouti aux plus mémorables découvertes. Mais encore, ces assoiffés d’inconnu, ces inventeurs de pierre philosophale, ces croyants à la légende d’Eldorado, ces découvreurs de Pôle Nord, étaient-ils pourvus, en général, des éléments indispensables à leurs travaux.